Prologue

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— L’alcool est mon ami.

La voix pâteuse de mon père a des intonations guillerettes qui, pourtant, ne trompent personne. Mon père est bien le seul à être joyeux, gai, insouciant. Et pourtant, lui est adulte, moi encore enfant.

J’ai 7 ans. Lui 43.

Ma mère l’ignorait, me laissait seule avec lui. Elle avait perdu depuis longtemps son sourire. Elle était pâle, elle n’osait plus sortir avec ses amies car toutes se moquaient ouvertement d’elle, selon ses dires. C’est qu’avoir un époux complètement saoul la majeure partie du temps, qui s’affichait régulièrement les jours de grands rassemblements, qui insultait l’Alpha à ses heures perdues, qui ne participait jamais à l’effort général parce qu’il était considéré comme un incapable par ses propres pairs, ce n’était pas très glorieux.

La vérité, c’est que dès l’instant où il a mis ne serait-ce qu’un pied dans l’alcool, elle n’a jamais cherché à l’aider. Elle l’a regardé s’enfoncer, graduellement, par paliers. Et lui a sombré, de plus en plus profond, toujours plus loin, en se moquant éperdument des premiers signes de faiblesse physique.

Elle a fini par le laisser. Et moi avec lui. Parce que moi aussi, quelque part, j’étais une honte pour elle. Elle n’avait jamais rien eu de bien glorieux dans sa vie. Jamais rien d’aussi extraordinaire que ce qui pouvait survenir dans les vies de ses si formidables amies, qui ne se gênaient pas pour le lui rappeler. Elle est partie. Elle a quitté la meute sans se retourner, sans un mot. Rien. Elle n’a été qu’un coup de vent dans mon existence.

J’ai 9 ans. Lui 45.

— Regardes Raphaël, on n’a pas besoin d’elle ! L’alcool est notre ami ! s’écriait mon père, ce père qui semblait déjà croire de moins en moins en ses paroles.

Au fil des années, il était de plus en plus fatigué. Ses traits changeaient, la couleur de sa peau et de ses yeux aussi. On aurait dit un fantôme. Il n’était plus que l’ombre de lui-même. Et moi, j’assistais à cette lente destruction. Cette très lente autodestruction.

J’ai 12 ans. Lui 48. Il en paraît 70 environ, si ce n’est plus.

Un jour, le seul d’ailleurs, j’ai voulu lui ouvrir les yeux. Alors il a changé de visage ; du père usé il a révélé le visage d’un monstre, d’une créature colérique et irascible, impulsive. Sans réfléchir, sans même me laisser le temps de regretter mon action, il m’a poussé. Et alors il a ri. Ri et pleuré à la fois, c’était un mélange complexe d’émotions turbulentes qui cognaient dans sa tête, qui émoustillaient des neurones de moins en moins actives. L’alcool, ça ralentit tout. Ça change tout.

Il m’a regardé, d’un air méprisant. Pendant un moment, toute sa colère, celle emmagasinée pendant de nombreuses années de beuverie et de silence, s’est tournée vers moi et m’a fait froid dans le dos. Puis il a éclaté de rire à nouveau, me pointant du doigt, se moquant de moi.

— Incapable, qu’il me disait. Incapable que tu es, tu ne peux pas te relever ! Ta mère, cette bonne à rien, t’a donné des jambes qui ne fonctionnent pas !

Ce jour-là, je me suis juré de ne plus tomber aussi bas que ce sol où je me trouvais, réduit à l’état d’un insecte qu’il aurait pu aisément réduire au silence à jamais. J’étais faible. Un coup de botte aurait suffi à me défoncer le crâne, je n’aurai jamais pu fuir.

Un coup de botte et un coup dans le nez : l’alcool aurait alors fait de mon père un meurtrier.

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