Chapitre 1

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La porte claqua violemment. Surprise sur l’instant, je redressai la tête subitement, guettant le nouveau venu que la pénombre du bar ne me permit pas de voir immédiatement. Lorsqu’enfin je pus discerner ses traits, le temps de quelques secondes lorsqu’il passa dans les rais de lumière offerts par la seule fenêtre de la pièce, je sentis poindre l’exaspération en moi.

Il était, de toute évidence, relativement jeune ; une quinzaine d’années, à tout casser. Je ne lui donnais guère plus au vu de sa démarche ridicule, de l’air important qu’il semblait vouloir renvoyer à toutes les autres personnes présentes dans la pièce. Sa barbe brune était très peu fournie, ses épaules s’affaissaient à intervalles réguliers sous les regards de certains habitués qui, de toute évidence, semblaient partager mon opinion à son sujet et donc, n’être nullement impressionnés.

Le jeune homme s’approcha maladroitement du bar, soudainement intimidé. Par réflexe face à cette pâle figure qu’il affichait, sans doute aussi par empathie, je lui adressai un léger sourire que je m’appliquais toutefois à bien vite effacer. Il était hors de question de sympathiser avec lui. Surtout si je voulais rester crédible et efficace dans le discours que je m’apprêtais à lui servir dès l’instant où il passerait commande. Sa première commande. Et j’espère le dissuader de continuer dans cette voie-là.

Malheureusement, mes œillades sévères de premier abord ne l’empêchèrent pas de lever la main et de réclamer haut et fort un verre de whisky. Tous les regards se posèrent sur lui tandis que gauchement, il grimpa sur le tabouret face à moi.

Je soupirai, posai le verre que j’étais alors en train d’essuyer sans entrain, avant de me retourner pour m’emparer de la dite bouteille d’alcool fort. Rien qu’en ouvrant le récipient, dont le bouchon émit un son étrange quand je l’ôtai sans aucune forme de cérémonie, l’odeur me sauta au visage et provoqua chez moi des haut-le-cœur que j’eus bien du mal à réfréner tout à fait sur le moment.

En face de moi, le jeune homme me regardait avec une impatience fébrile, la main tremblant déjà à l’idée de pouvoir enfin intégrer cette fameuse cour des grands que chaque adolescent rêve de rejoindre. Cette forme de pression sociale, de soucis d’acceptation dans un groupe, le poussait à ruiner sa vie pour plaire à autrui : un concept qui me dépassait de loin et qui m’exaspérait d’autant plus.

Lentement, je fis couler le liquide ambré dans un petit verre, me maudissant intérieurement de faire ce métier. J’aurai voulu être partout, sauf ici en réalité. Enfin, avec ce même rythme mou, je fis glisser le verre jusqu’à cet être qui, à mes yeux, n’était encore qu’un enfant que j’aurai aimé préserver. Et alors qu’il avançait timidement sa main pour s’emparer de cet objet qu’il regardait comme un trésor inestimable, je me résolus à rester fermement accrochée à ce-dernier, ce qui lui arracha un haussement de sourcil de désappointement.

— Rien ne t’oblige à suivre cette voie, murmurai-je, adoptant le ton de la confidence par réflexe, alors que je savais pertinemment que tous les individus présents dans la pièce pouvaient quand même nous entendre. Les conséquences sont vite désastreuses, tu as déjà dû t’en rendre compte par toi-même.

L’enfant riva son regard au mien. Il avait de grands yeux verts d’une beauté à vous couper littéralement le souffle. Sans qu’il soit question de sentiments à son égard, il fallait lui reconnaître au moins ce point-là ; ses pupilles étaient de ce vert qui s’assombrissait à mesure qu’on approchait du centre, où la couleur s’assombrissait de telle façon qu’il y avait fort à parier que nombre de personnes avaient dû se perdre dans son regard.

Mais mes observations tournèrent court lorsqu’il haussa simplement les épaules, avec désinvolture. Mes conseils ne servaient à rien, il avait donc déjà pris sa décision, en connaissance de cause. Lentement alors, je me reculai, comme pour prendre le plus de distance avec cette situation qui me laissait complètement impuissante. Mes épaules s’affaisèrent et sans grand enthousiasme, je repris mon verre pour l’essuyer, les yeux alternant entre ce récipient blanchi par le lavage et ce jeune homme perturbé par mes mots au vu du regard qu’il lançait tour à tour à son verre puis à moi.

Au bout d’un moment qui me sembla durer une éternité, il renversa carrément la tête en arrière, laissant le liquide ambré couler le long de sa gorge, avant de reposer brutalement son verre contre le bar. Je sursautai derechef, avant de me ressaisir bien vite pour enfouir à nouveau au fond de moi toutes mes pensées désobligeantes, mes opinions bien tranchées et mes sentiments de désolation à l’idée du carnage à venir.

Il commença dès lors à tousser, fort au début. Mais l’alcool, bien trop rapidement à mon goût, se ramena jusqu’à son cerveau pour l’engourdir et alors le gamin fut saisit d’un sentiment d’euphorie, que je savais bien évidemment passagé et surtout, addictif.

Il se leva d’un bond de son siège, se dirigea vers un groupe d’hommes rassemblés autour d’une table et s’avachit sur l’un d’entre eux. Hilare, cet homme accueillit l’enfant d’un sourire et d’une tape « virile » dans le dos tandis qu’un autre lui proposait de s’asseoir avec eux.

Face à moi, sur le minuscule comptoir vidé par les clients rassemblés plutôt autour des tables, ne demeurait plus que ce maudit verre. Vide. Le voir ainsi, siégeant comme un roi, m’énerva subitement : j’avais le sentiment qu’il me narguait, comme tous ses semblables auparavant. Depuis 2 ans, j’en avais vu des baptêmes de ce genre. C’était toujours un spectacle désolant auquel ma patronne ne cherchait pas à remédier, ne serait-ce qu’en limitant la consommation à un certain âge. Au lieu de ça, elle servait généreusement tous ses clients, contente de voir que les plus saouls de se montraient bien vite généreux en pourboire.

Jodi avait ouvert son petit bar voilà maintenant une vingtaine d’années. Mais comme elle aimait le dire, elle ne voyait pas le temps passer : il fallait dire qu’il y avait souvent de l’animation dans le coin et que le lieu ne désemplissait pas puisque chaque générations était initiée, de plus en plus tôt d’ailleurs.

Ma patronne, comme si elle s’était doutée que mes pensées tournaient autour d’elle, s’approcha vivement de moi. C’était une femme nerveuse, qui bougeait sans arrêt contrairement à son chignon carrément vissé et impeccable sur son crâne. Jamais elle ne parvenait à se poser, jamais elle ne prenait du temps pour elle. Elle remontait sans cesse ses lunettes sur son nez, dans un tic qui la rendait d’une certaine façon comique à mes yeux : on aurait dit l’incarnation même du cliché de la bibliothécaire aigrie. Et surtout, elle était de ce genre de femme qui vous dresserait un chien en un claquement de doigt ; intransigeante, sévère, demandant à ses employés de s’investir autant qu’elle. Sauf que personne ne partageait son enthousiasme. Au contraire, travailler ici nous lessivait littéralement.

D’une légère tape sur le bras, Jodi me rappela à l’ordre. Elle regarda aux alentours, encore hésitante à me sermonner à propos de ma conduite, avant de me faire signe de la rejoindre dans le local réservé aux employés, généralement lors de pauses qui trainaient en longueur. Lorsqu’elle se retourna vivement vers moi, après m’avoir fait comprendre d’un signe de tête que je devais fermer la porte, ses yeux lançaient carrément des éclairs.

— Peux-tu me dire à quoi tu joues, Emma ?

Sa voix nasillarde et le ton de reproche qui y perçait m’arrachèrent une grimace qui, sans surprise, ne fit que l’énerver davantage. De toute manière, nous avions déjà eu un million de fois auparavant cette même discussion, éternellement laissée en suspens à partir du moment où je lui répétais que je ne supportai pas de servir de l’alcool à des gosses.

— Tu devrais être habituée maintenant ! s’emporta-t-elle vivement, agitant ses mains autour d’elle.

— Habituée ne veut pas dire cautionner. Pourquoi ne pas mettre un âge limite, c’est ça que je ne comprends pas.

Elle me lança un regard désabusé avant de hausser les épaules, de toute évidence complètement désintéressée par cette question qui ne lui semblait pas nécessaire d’être posée. Et comme pour le prouver, elle mit un terme à mes réclamations d’une seule remarque :

— De toute façon, tu es bien la seule à t’en plaindre ; tant que mes clients ne viendront pas eux-mêmes me le demander et qu’ils continueront de faire vivre mon bar, je ne changerai rien, crise oblige. Maintenant, reprends ton service et avec le sourire jeune fille. Et que je ne te reprenne plus à contrarier mes clients avec des conseils ennuyants. Dois-je te rappeler tout ce que tu me dois ?

Sur ces mots, elle m’adressa un sourire entendu et déguerpit en direction de la salle, de laquelle me parvenait des échanges verbaux relativement bourrus. Rapidement, me doutant que la consommation d’alcool risquait de monter crescendo au vu de la tension qui régnait dans l’air maintenant, je regagnais mon poste. Mon regard se promena nonchalamment sur les individus présents dans la salle, à l’origine du groupe le plus turbulent, afin de me préparer psychologiquement à toute éventualité.

— Mec, t’abuses sérieux !

Une bande, en particulier, attira mon attention. Je les regardai attentivement, scrutant leurs comportements, leur manière de se tenir, leur manière de se regarder et de se défier du regard. Et avant même que ça n’explosa dans leur coin, je savais que le prochain règlement de compte se tiendrait autour de leur table.

Alors, quand ils commencèrent à s’empoigner en rugissant, en grognant comme des bêtes sauvages, je ne fus guère surprise. Les quelques rares humains encore présents, habitués à ce genre de phénomènes, comprirent que c’était le moment idéal pour plier bagages ; ils prirent rapidement leurs affaires pour se diriger vers la sortie, en faisant le moins de bruit possible, pour ne pas attirer l’attention.

Un hurlement déchirant me fit sursauter ; le verre que je tenais entre mes mains tomba à mes pieds. On me lança des regards intrigués, voire méfiants en fonction des individus qui ne se privaient pas de me juger. Ma patronne secoua la tête, agacée, avant de vaquer à nouveau à ses occupations, bavardant tranquillement avec deux femmes, dont l’une semblait plus guillerette que l’autre au vu des rougeurs qu’arborait son visage. Intérieurement, je m’en voulais d’avoir été prise au dépourvu de la sorte, alors que je savais pertinemment que ce genre de débordement risquait d’arriver. Pour dire, je n’avais même pas besoin de relever la tête pour savoir que deux hommes s’étaient empoignés et que l’un d’eux, celui qui avait hurlé, avait été frappé violemment.

Néanmoins, la curiosité l’emporte et rapidement, je tentais de repérer les fauteurs de trouble pour pouvoir mieux les identifier (et donc les garder à l’œil) par la suite, s’ils venaient à regagner à nouveau ce bar. Rapidement donc, je me redressai et jetai un coup d’œil devant moi ; l’homme qui était clairement en position de force m’était totalement inconnu, contrairement à celui qui venait de recevoir une correction, puisqu’il s’agissait du jeune qui, entre-temps s’était visiblement empressé de rejoindre ce groupe qui l’avait accueilli avec bien moins de cordialité.

Et encore, c’était un euphémisme : le jeune homme pissait le sang, son nez était carrément cassé au vu de la tournure étrange qu’il arborait.

Le choc de le voir dans cet état me saisit subitement ; mes membres se figèrent, refusant de bouger alors que je mourrais d’envie de m’approcher du groupe pour tenter de séparer tout ce beau monde. Car il était plus qu’évident que le gamin regrettait sa familiarité (qui plus est due à l’alcool en grande partie), au vu de la mine atterrée qu’il affichait.

Sans réfléchir plus longtemps, voyant bien que le groupe ne semblait pas en avoir fini avec ce gosse, je fis mine de chercher un verre à essuyer : la main tremblante pourtant, j’atteignis le bouton sous le bar, afin d’appeler le vigile. La vigilance et la discrétion était de mise dans ce genre de situation, certains individus ne supportant pas l’idée que je puisse interférer dans leurs histoires personnelles, dans leurs petits règlements de compte entre bandes. Sauf qu’à partir du moment où tout se jouait sur la place publique et qu’il y avait potentiellement danger pour autrui, ce n’était plus une histoire « personnelle » à mes yeux.

Bien rapidement, je repris mon nettoyage de verres, avec une application démesurée, voulant donner le change ; en effet, une serveuse figée, les yeux ronds d’un poisson et la mine coupable ne pouvait qu’attirer les soupçons, ce qui n’était clairement pas une bonne idée avec autant d’esprits embrumés par l’alcool présents dans un périmètre aussi restreint.

Les hommes loups grognèrent. Jodi les appelait lycanthropes ou loups-garous. Pour autant, ces appellations n’étaient pas adéquates à l’image que je me faisais d’eux, à ce qu’ils étaient vraiment à mes yeux ; car j’avais pu remarquer à de nombreuses reprises que ces êtres étaient capables de s’adapter autant au monde des humains que celui des loups, de se fondre dans la masse. Ce n’était pas une simple histoire de transformation mais d’adaptation.

En entendant le vacarme se poursuivre, je relevai distraitement la tête et aperçus un homme empoigner l’enfant par le col de sa chemise, pour le plaquer contre le mur. Saignant toujours abondamment, ce-dernier semblait visiblement avoir des difficultés à rester conscient, d’autant plus que son assaillant cognait son crâne contre le mur. Le bruit sinistre de ce martèlement régulier me fit frémir tandis que des images sinistres me revinrent en mémoires.

Tentant de les chasser le plus rapidement possible, je posais mes bras sur le comptoir et appuyais ma tête contre eux, cherchant à retrouver mon souffle. N’y parvenant pas et sentant que la situation continuait d’empirer entre les loups autant que je sentais que les vigiles arriveraient trop tard pour régler eux-mêmes le conflit, je quittais mon comptoir en trombe pour débouler près des loups. Alors, sans me départir d’un sourire on ne peut plus factice, je déposais une main sur le bras de celui qui cognait l’enfant, histoire d’attirer son attention autant que pour stopper son geste.

L’homme se tourna vers moi, les yeux à moitié révulsés par une extase grotesque. Un instant, je me demandai si ce n’était pas le fait de cogner un homme qui le mettait dans cet état mais plutôt l’alcool qui le rendait comme fou. Rapidement pourtant, l’urgence de la situation me ramena à la réalité, lorsque j’entendis l’adolescent émettre des gargouillements sinistres. En me tournant, je remarquai que ses yeux étaient clos et que son corps semblait pendouiller mollement au bout du bras de son opposant. Suivant mon regard, ce-dernier lâcha l’adolescent, qui glissa le long du mur.

— L’établissement ne tolère aucun débordement et n’en cautionne aucun, commençai-je à énoncer placidement, récitant un texte apprit par cœur tout en étant inquiète pour le gamin au sol. Si des différents vous opposent, veuillez régler cela en dehors de ce bar, pour le bien-être et la sécurité de tous. Dans le cas présent, puisque vous avez commis une infraction à ce règlement, nous vous prierons de bien vouloir quitter cet établissement, sous peine de devoir répondre à la justice humaine. Ai-je été assez claire ?

L’homme ne décocha pas un mot et n’esquissa pas le moindre mouvement non plus. Au lieu de cela, il se contenta de m’observer, glacial. A ses pieds, je vis l’espace de quelques secondes, l’adolescent ramper vers ses amis, avec une vivacité qui me rassura quant à son état de santé. Apaisée, je m’empressai alors de reporter toute mon attention vers l’individu, toujours sur la défensive. Alors, n’ayant toujours pas reçu la moindre réponse à ma question, je fis un geste de la main en direction de la porte pour l’inviter poliment à sortir, tout en conservant un masque de neutralité et de sérieux tel que ma patronne le demandait.

Autour de nous, le silence s’était fait, complet. On aurait dit que chacun retenait son souffle. Pour autant, tous les yeux étaient rivés sur nous, guettant le moindre geste.

Finalement, un homme s’approcha de mon interlocuteur et posa à son tour une main sur son bras. Sans même me lancer un regard, le nouveau venu interpella son compagnon d’un « Raphaël ne tolérera pas la moindre incartade de ta part », qui eut un effet immédiat. Aussitôt ces paroles prononcées, l’homme sortit en trombe de la pièce, non sans me bousculer au passage et non sans fracasser bruyamment la porte au moment de l’ouvrir.

Son compagnon posa alors enfin son regard sur moi, me jaugeant. Je lui rendis son œillade inquisitrice, attendant de savoir ce qu’il voulait de moi. Un mince sourire ourla finalement le coin de ses lèvres, très brièvement, puisque quelques secondes après, il retrouva son masque impassible pour m’adresser un hochement de tête poli mais néanmoins solennel. Sur ce geste, il sortit à son tour, d’autres individus sur ses talons.

Alors à mon tour, dans une formule de politesse qui me sembla très proche de l’hypocrisie à ce moment-là, je m’inclinais docilement et ouvris la bouche.

— Nous vous remercions pour votre visite et espérons que vous avez passé un agréable moment. Au plaisir de vous revoir.

La porte claqua violemment. Surprise sur l’instant, je redressai la tête subitement, guettant le nouveau venu que la pénombre du bar ne me permit pas de voir immédiatement. Lorsqu’enfin je pus discerner ses traits, le temps de quelques secondes lorsqu’il passa dans les rais de lumière offerts par la seule fenêtre de la pièce, je sentis poindre l’exaspération en moi.

Il était, de toute évidence, relativement jeune ; une quinzaine d’années, à tout casser. Je ne lui donnais guère plus au vu de sa démarche ridicule, de l’air important qu’il semblait vouloir renvoyer à toutes les autres personnes présentes dans la pièce. Sa barbe brune était très peu fournie, ses épaules s’affaissaient à intervalles réguliers sous les regards de certains habitués qui, de toute évidence, semblaient partager mon opinion à son sujet et donc, n’être nullement impressionnés.

Le jeune homme s’approcha maladroitement du bar, soudainement intimidé. Par réflexe face à cette pâle figure qu’il affichait, sans doute aussi par empathie, je lui adressai un léger sourire que je m’appliquais toutefois à bien vite effacer. Il était hors de question de sympathiser avec lui. Surtout si je voulais rester crédible et efficace dans le discours que je m’apprêtais à lui servir dès l’instant où il passerait commande. Sa première commande. Et j’espère le dissuader de continuer dans cette voie-là.

Malheureusement, mes œillades sévères de premier abord ne l’empêchèrent pas de lever la main et de réclamer haut et fort un verre de whisky. Tous les regards se posèrent sur lui tandis que gauchement, il grimpa sur le tabouret face à moi.

Je soupirai, posai le verre que j’étais alors en train d’essuyer sans entrain, avant de me retourner pour m’emparer de la dite bouteille d’alcool fort. Rien qu’en ouvrant le récipient, dont le bouchon émit un son étrange quand je l’ôtai sans aucune forme de cérémonie, l’odeur me sauta au visage et provoqua chez moi des haut-le-cœur que j’eus bien du mal à réfréner tout à fait sur le moment.

En face de moi, le jeune homme me regardait avec une impatience fébrile, la main tremblant déjà à l’idée de pouvoir enfin intégrer cette fameuse cour des grands que chaque adolescent rêve de rejoindre. Cette forme de pression sociale, de soucis d’acceptation dans un groupe, le poussait à ruiner sa vie pour plaire à autrui : un concept qui me dépassait de loin et qui m’exaspérait d’autant plus.

Lentement, je fis couler le liquide ambré dans un petit verre, me maudissant intérieurement de faire ce métier. J’aurai voulu être partout, sauf ici en réalité. Enfin, avec ce même rythme mou, je fis glisser le verre jusqu’à cet être qui, à mes yeux, n’était encore qu’un enfant que j’aurai aimé préserver. Et alors qu’il avançait timidement sa main pour s’emparer de cet objet qu’il regardait comme un trésor inestimable, je me résolus à rester fermement accrochée à ce-dernier, ce qui lui arracha un haussement de sourcil de désappointement.

— Rien ne t’oblige à suivre cette voie, murmurai-je, adoptant le ton de la confidence par réflexe, alors que je savais pertinemment que tous les individus présents dans la pièce pouvaient quand même nous entendre. Les conséquences sont vite désastreuses, tu as déjà dû t’en rendre compte par toi-même.

L’enfant riva son regard au mien. Il avait de grands yeux verts d’une beauté à vous couper littéralement le souffle. Sans qu’il soit question de sentiments à son égard, il fallait lui reconnaître au moins ce point-là ; ses pupilles étaient de ce vert qui s’assombrissait à mesure qu’on approchait du centre, où la couleur s’assombrissait de telle façon qu’il y avait fort à parier que nombre de personnes avaient dû se perdre dans son regard.

Mais mes observations tournèrent court lorsqu’il haussa simplement les épaules, avec désinvolture. Mes conseils ne servaient à rien, il avait donc déjà pris sa décision, en connaissance de cause. Lentement alors, je me reculai, comme pour prendre le plus de distance avec cette situation qui me laissait complètement impuissante. Mes épaules s’affaisèrent et sans grand enthousiasme, je repris mon verre pour l’essuyer, les yeux alternant entre ce récipient blanchi par le lavage et ce jeune homme perturbé par mes mots au vu du regard qu’il lançait tour à tour à son verre puis à moi.

Au bout d’un moment qui me sembla durer une éternité, il renversa carrément la tête en arrière, laissant le liquide ambré couler le long de sa gorge, avant de reposer brutalement son verre contre le bar. Je sursautai derechef, avant de me ressaisir bien vite pour enfouir à nouveau au fond de moi toutes mes pensées désobligeantes, mes opinions bien tranchées et mes sentiments de désolation à l’idée du carnage à venir.

Il commença dès lors à tousser, fort au début. Mais l’alcool, bien trop rapidement à mon goût, se ramena jusqu’à son cerveau pour l’engourdir et alors le gamin fut saisit d’un sentiment d’euphorie, que je savais bien évidemment passagé et surtout, addictif.

Il se leva d’un bond de son siège, se dirigea vers un groupe d’hommes rassemblés autour d’une table et s’avachit sur l’un d’entre eux. Hilare, cet homme accueillit l’enfant d’un sourire et d’une tape « virile » dans le dos tandis qu’un autre lui proposait de s’asseoir avec eux.

Face à moi, sur le minuscule comptoir vidé par les clients rassemblés plutôt autour des tables, ne demeurait plus que ce maudit verre. Vide. Le voir ainsi, siégeant comme un roi, m’énerva subitement : j’avais le sentiment qu’il me narguait, comme tous ses semblables auparavant. Depuis 2 ans, j’en avais vu des baptêmes de ce genre. C’était toujours un spectacle désolant auquel ma patronne ne cherchait pas à remédier, ne serait-ce qu’en limitant la consommation à un certain âge. Au lieu de ça, elle servait généreusement tous ses clients, contente de voir que les plus saouls de se montraient bien vite généreux en pourboire.

Jodi avait ouvert son petit bar voilà maintenant une vingtaine d’années. Mais comme elle aimait le dire, elle ne voyait pas le temps passer : il fallait dire qu’il y avait souvent de l’animation dans le coin et que le lieu ne désemplissait pas puisque chaque générations était initiée, de plus en plus tôt d’ailleurs.

Ma patronne, comme si elle s’était doutée que mes pensées tournaient autour d’elle, s’approcha vivement de moi. C’était une femme nerveuse, qui bougeait sans arrêt contrairement à son chignon carrément vissé et impeccable sur son crâne. Jamais elle ne parvenait à se poser, jamais elle ne prenait du temps pour elle. Elle remontait sans cesse ses lunettes sur son nez, dans un tic qui la rendait d’une certaine façon comique à mes yeux : on aurait dit l’incarnation même du cliché de la bibliothécaire aigrie. Et surtout, elle était de ce genre de femme qui vous dresserait un chien en un claquement de doigt ; intransigeante, sévère, demandant à ses employés de s’investir autant qu’elle. Sauf que personne ne partageait son enthousiasme. Au contraire, travailler ici nous lessivait littéralement.

D’une légère tape sur le bras, Jodi me rappela à l’ordre. Elle regarda aux alentours, encore hésitante à me sermonner à propos de ma conduite, avant de me faire signe de la rejoindre dans le local réservé aux employés, généralement lors de pauses qui trainaient en longueur. Lorsqu’elle se retourna vivement vers moi, après m’avoir fait comprendre d’un signe de tête que je devais fermer la porte, ses yeux lançaient carrément des éclairs.

— Peux-tu me dire à quoi tu joues, Emma ?

Sa voix nasillarde et le ton de reproche qui y perçait m’arrachèrent une grimace qui, sans surprise, ne fit que l’énerver davantage. De toute manière, nous avions déjà eu un million de fois auparavant cette même discussion, éternellement laissée en suspens à partir du moment où je lui répétais que je ne supportai pas de servir de l’alcool à des gosses.

— Tu devrais être habituée maintenant ! s’emporta-t-elle vivement, agitant ses mains autour d’elle.

— Habituée ne veut pas dire cautionner. Pourquoi ne pas mettre un âge limite, c’est ça que je ne comprends pas.

Elle me lança un regard désabusé avant de hausser les épaules, de toute évidence complètement désintéressée par cette question qui ne lui semblait pas nécessaire d’être posée. Et comme pour le prouver, elle mit un terme à mes réclamations d’une seule remarque :

— De toute façon, tu es bien la seule à t’en plaindre ; tant que mes clients ne viendront pas eux-mêmes me le demander et qu’ils continueront de faire vivre mon bar, je ne changerai rien, crise oblige. Maintenant, reprends ton service et avec le sourire jeune fille. Et que je ne te reprenne plus à contrarier mes clients avec des conseils ennuyants. Dois-je te rappeler tout ce que tu me dois ?

Sur ces mots, elle m’adressa un sourire entendu et déguerpit en direction de la salle, de laquelle me parvenait des échanges verbaux relativement bourrus. Rapidement, me doutant que la consommation d’alcool risquait de monter crescendo au vu de la tension qui régnait dans l’air maintenant, je regagnais mon poste. Mon regard se promena nonchalamment sur les individus présents dans la salle, à l’origine du groupe le plus turbulent, afin de me préparer psychologiquement à toute éventualité.

— Mec, t’abuses sérieux !

Une bande, en particulier, attira mon attention. Je les regardai attentivement, scrutant leurs comportements, leur manière de se tenir, leur manière de se regarder et de se défier du regard. Et avant même que ça n’explosa dans leur coin, je savais que le prochain règlement de compte se tiendrait autour de leur table.

Alors, quand ils commencèrent à s’empoigner en rugissant, en grognant comme des bêtes sauvages, je ne fus guère surprise. Les quelques rares humains encore présents, habitués à ce genre de phénomènes, comprirent que c’était le moment idéal pour plier bagages ; ils prirent rapidement leurs affaires pour se diriger vers la sortie, en faisant le moins de bruit possible, pour ne pas attirer l’attention.

Un hurlement déchirant me fit sursauter ; le verre que je tenais entre mes mains tomba à mes pieds. On me lança des regards intrigués, voire méfiants en fonction des individus qui ne se privaient pas de me juger. Ma patronne secoua la tête, agacée, avant de vaquer à nouveau à ses occupations, bavardant tranquillement avec deux femmes, dont l’une semblait plus guillerette que l’autre au vu des rougeurs qu’arborait son visage. Intérieurement, je m’en voulais d’avoir été prise au dépourvu de la sorte, alors que je savais pertinemment que ce genre de débordement risquait d’arriver. Pour dire, je n’avais même pas besoin de relever la tête pour savoir que deux hommes s’étaient empoignés et que l’un d’eux, celui qui avait hurlé, avait été frappé violemment.

Néanmoins, la curiosité l’emporte et rapidement, je tentais de repérer les fauteurs de trouble pour pouvoir mieux les identifier (et donc les garder à l’œil) par la suite, s’ils venaient à regagner à nouveau ce bar. Rapidement donc, je me redressai et jetai un coup d’œil devant moi ; l’homme qui était clairement en position de force m’était totalement inconnu, contrairement à celui qui venait de recevoir une correction, puisqu’il s’agissait du jeune qui, entre-temps s’était visiblement empressé de rejoindre ce groupe qui l’avait accueilli avec bien moins de cordialité.

Et encore, c’était un euphémisme : le jeune homme pissait le sang, son nez était carrément cassé au vu de la tournure étrange qu’il arborait.

Le choc de le voir dans cet état me saisit subitement ; mes membres se figèrent, refusant de bouger alors que je mourrais d’envie de m’approcher du groupe pour tenter de séparer tout ce beau monde. Car il était plus qu’évident que le gamin regrettait sa familiarité (qui plus est due à l’alcool en grande partie), au vu de la mine atterrée qu’il affichait.

Sans réfléchir plus longtemps, voyant bien que le groupe ne semblait pas en avoir fini avec ce gosse, je fis mine de chercher un verre à essuyer : la main tremblante pourtant, j’atteignis le bouton sous le bar, afin d’appeler le vigile. La vigilance et la discrétion était de mise dans ce genre de situation, certains individus ne supportant pas l’idée que je puisse interférer dans leurs histoires personnelles, dans leurs petits règlements de compte entre bandes. Sauf qu’à partir du moment où tout se jouait sur la place publique et qu’il y avait potentiellement danger pour autrui, ce n’était plus une histoire « personnelle » à mes yeux.

Bien rapidement, je repris mon nettoyage de verres, avec une application démesurée, voulant donner le change ; en effet, une serveuse figée, les yeux ronds d’un poisson et la mine coupable ne pouvait qu’attirer les soupçons, ce qui n’était clairement pas une bonne idée avec autant d’esprits embrumés par l’alcool présents dans un périmètre aussi restreint.

Les hommes loups grognèrent. Jodi les appelait lycanthropes ou loups-garous. Pour autant, ces appellations n’étaient pas adéquates à l’image que je me faisais d’eux, à ce qu’ils étaient vraiment à mes yeux ; car j’avais pu remarquer à de nombreuses reprises que ces êtres étaient capables de s’adapter autant au monde des humains que celui des loups, de se fondre dans la masse. Ce n’était pas une simple histoire de transformation mais d’adaptation.

En entendant le vacarme se poursuivre, je relevai distraitement la tête et aperçus un homme empoigner l’enfant par le col de sa chemise, pour le plaquer contre le mur. Saignant toujours abondamment, ce-dernier semblait visiblement avoir des difficultés à rester conscient, d’autant plus que son assaillant cognait son crâne contre le mur. Le bruit sinistre de ce martèlement régulier me fit frémir tandis que des images sinistres me revinrent en mémoires.

Tentant de les chasser le plus rapidement possible, je posais mes bras sur le comptoir et appuyais ma tête contre eux, cherchant à retrouver mon souffle. N’y parvenant pas et sentant que la situation continuait d’empirer entre les loups autant que je sentais que les vigiles arriveraient trop tard pour régler eux-mêmes le conflit, je quittais mon comptoir en trombe pour débouler près des loups. Alors, sans me départir d’un sourire on ne peut plus factice, je déposais une main sur le bras de celui qui cognait l’enfant, histoire d’attirer son attention autant que pour stopper son geste.

L’homme se tourna vers moi, les yeux à moitié révulsés par une extase grotesque. Un instant, je me demandai si ce n’était pas le fait de cogner un homme qui le mettait dans cet état mais plutôt l’alcool qui le rendait comme fou. Rapidement pourtant, l’urgence de la situation me ramena à la réalité, lorsque j’entendis l’adolescent émettre des gargouillements sinistres. En me tournant, je remarquai que ses yeux étaient clos et que son corps semblait pendouiller mollement au bout du bras de son opposant. Suivant mon regard, ce-dernier lâcha l’adolescent, qui glissa le long du mur.

— L’établissement ne tolère aucun débordement et n’en cautionne aucun, commençai-je à énoncer placidement, récitant un texte apprit par cœur tout en étant inquiète pour le gamin au sol. Si des différents vous opposent, veuillez régler cela en dehors de ce bar, pour le bien-être et la sécurité de tous. Dans le cas présent, puisque vous avez commis une infraction à ce règlement, nous vous prierons de bien vouloir quitter cet établissement, sous peine de devoir répondre à la justice humaine. Ai-je été assez claire ?

L’homme ne décocha pas un mot et n’esquissa pas le moindre mouvement non plus. Au lieu de cela, il se contenta de m’observer, glacial. A ses pieds, je vis l’espace de quelques secondes, l’adolescent ramper vers ses amis, avec une vivacité qui me rassura quant à son état de santé. Apaisée, je m’empressai alors de reporter toute mon attention vers l’individu, toujours sur la défensive. Alors, n’ayant toujours pas reçu la moindre réponse à ma question, je fis un geste de la main en direction de la porte pour l’inviter poliment à sortir, tout en conservant un masque de neutralité et de sérieux tel que ma patronne le demandait.

Autour de nous, le silence s’était fait, complet. On aurait dit que chacun retenait son souffle. Pour autant, tous les yeux étaient rivés sur nous, guettant le moindre geste.

Finalement, un homme s’approcha de mon interlocuteur et posa à son tour une main sur son bras. Sans même me lancer un regard, le nouveau venu interpella son compagnon d’un « Raphaël ne tolérera pas la moindre incartade de ta part », qui eut un effet immédiat. Aussitôt ces paroles prononcées, l’homme sortit en trombe de la pièce, non sans me bousculer au passage et non sans fracasser bruyamment la porte au moment de l’ouvrir.

Son compagnon posa alors enfin son regard sur moi, me jaugeant. Je lui rendis son œillade inquisitrice, attendant de savoir ce qu’il voulait de moi. Un mince sourire ourla finalement le coin de ses lèvres, très brièvement, puisque quelques secondes après, il retrouva son masque impassible pour m’adresser un hochement de tête poli mais néanmoins solennel. Sur ce geste, il sortit à son tour, d’autres individus sur ses talons.

Alors à mon tour, dans une formule de politesse qui me sembla très proche de l’hypocrisie à ce moment-là, je m’inclinais docilement et ouvris la bouche.

— Nous vous remercions pour votre visite et espérons que vous avez passé un agréable moment. Au plaisir de vous revoir.

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