MICHKA DÉCÈDE DANS UNE SALLE DE DOUCHE PRÈS D'AUSCHWITZ UN APRÈS-MIDI D'HIVER 44

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Le cœur léger, confiant à la pensée que cette phrase sera immanquablement traduite, bien avant que ma langue ne soit morte, par quelque quelque chose qui ressemblera à : "Michka se plante avec une plaque de verglas sur l'autoroute en 4x4".

LES GENS DE


piècette en IV scènes et I acte.

Scène 1
Louis Jouvet dans sa loge s'apprête à s'enfiler une autre ligne de cocaïne, quand il relève la tête, levant la paille entre ses deux doigts comme une baguette magique prête à agir :
"L'assassin revient toujours sur les lieux du crime."

(fondu au noir).

Jacques Higelin en cuir noir, dans le couloir de la loge, pointe du doigt la porte de la loge "Louis Jouvet" : Les lettres tombent en poussières et ne restent que leurs traces sur la porte; elles reforment sur le sol, en poudre blanche, les mots "Jules Voitou" :
"Tain, l'enneigé ma lé complètement chtarbé le queum ! C'est ti pas qui voudrait s'faire poirer, des fois ?"

(fondu au noir).

La mort sous sa forme traditionnelle en faux et à capuche, passe par là, dans le couloir au milieu des comédiens qui s'activent, personne ne semble la remarquer :
"Explication : La mort, le mensonge."

(fondu au noir; arrêt sur image sur le sol : Les lettres ont disparues; arrêt sur image sur la porte : Les traces des lettres ont disparues; arrêt sur image sur les trois : Louis, Jacques, la mort; plan travelling remontant, vue d'en-haut : Ils se transforment en un coq, un sanglier, un serpent respectivement, le moyeu de la Roue de la Vie tibétaine; tout autour s'agrègent les comédiens et le décor pour former la roue complète avec les six royaumes et les douze étapes; Yama, le seigneur de la Mort apparait lentement en fondu, immobile, prenant sa place de gardien de la Roue tandis que les composants qui agrègent la Roue changent ou permutent constamment , et ce de plus en plus vite; stop et plan gris).

Voix off de Gérard Philip récitant le Petit Prince de Saint-Ex ("J'ai vécu seul, sans personne avec qui parler véritablement..") :
"Tout est constamment changeant, on ne peut absolument rien trouver de permanent dans les phénomènes : Démon du seigneur de la mort, mrtyumara. C'est l'impermanence, anicca : toute vie ne dure, en réalité, qu'un seul et bref instant de conscience. Dans ce contexte, Mara est donc un principe appliqué à tout phénomène."

Scène 2
Un jeune prof de maths dans une classe de lycée, dos au tableau avec un début de cours sur le raisonnement logique :
"Prenons un exemple : Michka décède dans une salle de douche près d'Auschwitz un après-midi d'hiver en 1944. Est-ce un accident, n'aurait-il pas glissé sur son savon ? Non : Michka était nu et sans savon, et dans la salle de douche on retrouve également de nombreuses personnes décédées semble-t-il dans les mêmes conditions. Un premier tour d'horizon nous apprend que les douches ne fonctionnent pas. Une investigation plus poussée nous apprend que tous semblent morts au même moment assez rapidement et sans traumatisme sérieux apparent. La cause la plus probable semble l'asphyxie ou un empoisonnement. Comme ils ne sont pas rentrés dans cette salle de leur propre chef, l'homicide par la personne responsable semble évident. Cette personne se nomme Karl Höcker. Que nous apprend-t-elle ? Eh bien tout simplement, qu'une fois les portes de la salle de douche fermée, elle a versée, par un orifice du toit prévu à cet effet du Ziclon B dans la salle, produit qui en s'évaporant au contact de l'air a tué tous ses occupants en moins d'une demi-heure. "

( fondu au blanc).

Le même prof de maths 20 ans plus vieux dans une classe de collège, cours de géométrie sur les rectangles; certains des mots de son discours sont associés aux figures tracées sur le tableau : cotés SS', SA, NN; quadrilatères NAZI, NSKK', NSDAP. Imaginez les yeux exorbités des élèves devant l'irréalité du nommage des figures géométriques et de l'incongruité du contexte historique. Il continue son cours de la même voix comme si les 20 ans écoulés depuis le cours sur le raisonnement logique n’avaient duré qu’un bref instant :
"L'homicide est bien volontaire : Il s'agit donc d'un crime et la formule, "L'assassin revient toujours sur les lieux du crime." s'applique ici.
Rebouclons l'histoire par les deux bouts :
Quel crime ? Holocauste, shoah.
Quels assassins ? Nazis, SS.
Synthétisons :
Quels lieux du crime ? Dans le cas de Michka, ce serait le peuple israélite.
Quel toujours ? On peut dans un premier temps, avant de généraliser, se contenter du présent. Je vous prie néanmoins de noter qu'ici "toujours" signifie "au moins une fois" et non pas "à chaque instant" comme dans l'assertion "un nom commun qui se termine par "ou" prend "toujours" un "s" à la fin", qui prend toute sa valeur quand on la complète par "sauf chou, genou, caillou, hibou, qui eux prennent un "x".
Quel revenir ? Les acteurs n'étant plus, on peut penser qu'il doit s'agir de leur héritier ou réincarnation, ce qui d'un point de vue symbolique est identique, mais surement je me trompe car on obtient :
Résumons :
Aujourd’hui, les nazis se sont réincarnés dans le peuple israélien."

Les élèves plus que furax, bondissent sur les tables et foncent vers le prof, hurlant et jetant ce qu'ils ont sous la main, téléphone portable, stylo, règle, trousse, cahier, livre, serviette hygiénique, couteau de cuisine :
"Mais crevons le ! C'est n'importe quoi ! Les juifs et les nazis ! Révisionniste ! Imbécile ! Connard ! Abruti ! Colle à bois ! Cécile !"

La mort sous sa forme famélique masculine joues émaciées, allongée sur un coude, peau lisse et cireuse, passe par là :
"Correction : La faim, l'injure."

Les élèves et les projectiles s’arrêtent au ralenti; déjà vu dans « Matrix » ; plan vu du fond de la classe; le prof se dissout et apparait en fondu sur le tableau l'image de la prajnaparamita.

Voix off de Gérard Philip :
"L'insatisfaction ou souffrance : aucun phénomène ne peut nous satisfaire de manière ultime et définitive :
Démon des agrégats d'attachement, celui qui meurt, skandhamara.
Les constituants de tout individu, skandhas, étant affligés de ces caractéristiques, sont Mara :
« Le corps est Mara ; en ce qui concerne Mara tu devrais contrôler tes désirs insatiables.
La sensation est Mara; en ce qui concerne Mara tu devrais contrôler tes désirs insatiables.
La perception est Mara; en ce qui concerne Mara tu devrais contrôler tes désirs insatiables.
Les formations mentales sont Mara; en ce qui concerne Mara tu devrais contrôler tes désirs insatiables.
La conscience est Mara; en ce qui concerne Mara tu devrais contrôler tes désirs insatiables.»

(fondu flash disques multicolores).


Scène 3
Un jeune résistant, une orbite bleue fermée, du sang coulant de la bouche, du nez et des oreilles, chemise ouverte laissant entrevoir un tabassage récent, soutenu par deux miliciens (intérieur cave et baignoire) :
"On s'est fait baisé par des travestis :
Qui a le monopole du racisme et de la race élue ?
Qui a des vues séculaires sur la patrie millénaire et la terre promise ?
Qui crée des ghettos fermés par un mur sur des territoires minuscules ?
Qui bafoue les traités internationaux et conclue des alliances tactiques sans valeur et les rompt en cas d'avantage ? "

Le même résistant, un mois plus vieux, souriant à la prise de vue, devant le peloton, dos au mur, seul; un œil pend hors de son orbite à la mode d'Eugène Varlin; extérieur bosquets, clairière du Mont Valérien et chants d'oiseaux :
"On s'est fait baisé par dieu :
Parler c'est mentir,
Vivre c'est collaborer,
Continuer c'est trahir."

(focus sur la gauche de la scène où un des deux miliciens ouvre une montre à gousset en argent : A l'intérieur la photo d'un jeune couple se tenant par le cou, on reconnait le résistant plus jeune d'une beauté éblouissante; musiques de « la butte rouge », « le temps des cerises », « en route », « Star-Spangled Banner » et « Horst Wessel Lied » , ces deux derniers se mélangeant et s'entrecoupant deviennent proprement et simplement indifférenciables).

La mort sous sa forme pourrissante féminine cramoisie, carmin, boursouflée, avec des pustules, passe par là :
"Précision : La peste, la calomnie."

(vacarme des balles qui crépitent et bombes qui explosent; Eclat, fumée, poussières et brouillard; un poilu se hisse dans la boue en haut d'un trou d'obus et aperçoit, du haut d'une colline, tout le champ de bataille, Verdun; devant lui, au premier plan, une aire circulaire, propre, lisse et nette d’une cinquantaine de mètres de diamètre, entièrement recouverte d’un gazon anglais, avec un sioux, un hindou, un aborigène et un kabyle formant un carré à sa circonférence; ici la guerre et le temps se sont arrêtés : Flottement d'un mirage à la lisière, les évènements remontent le temps juste après le bord, puis presque une totale immobilité juste l’image comme bercée de vagues; des mandala tibétains du kalachakra, la roue du temps, émergent sur plusieurs plans).

Voix off de Gérard Philip:
"L'impersonnalité : il n'y a rien qui ait une existence indépendante et réelle en soi.
Démon des passions, celui qui fait mourir, klesmara.
Ce sont toutes les passions qui poussent à entretenir des actes, des paroles ou des pensées mauvaises, productrices de karma. La vie sera écourtée. Ici, mara s'oppose aux actions vertueuses."


Scène 4
Karl Höcker :
"Lège an II,
Lait j'en de,
Laid Jean d'eux,
L'ai-je en deux ?"

Michka :
"Montrez-moi un fou, vous avez rendez-vous avec votre mort."

Karl Höcker :
"Les ennemis de mes ennemis sont mes amis. Et si il y a trois parties dans le conflit ? L'algèbre de l'ordre, basée sur les signes, est peu consistante avec neuf chiffres en base dix. L'élément neutre pour l'assomme, répond directement à cette question : Amis, ennemis et neutres. "Les amis de mes neutres sont mes neutres, les ennemis de mes neutres sont mes neutres". Dans un environnement neutre, ni amis, ni ennemis. Voir pour exemple le commerce triangulaire nantais, à l'origine sinon des nantis, des p'tits lus. Ou la Suisse, la Rance, l'Allemagne et le poilu."

Michka :
"Montrez-moi un fou, vous avez rendez-vous."

Karl Höcker :
"Car quand ce dieu à notre image, ce vengeur de ses caprices, sourd à nos prières, borgne qui voit tout, vient à faire un clin d'oeil, ben pour le coup, il est aveugle n'est-ce pas ?
Comme la haine, la colère et la bêtise.
Si dieu n'est pas une hypothèse nécessaire, si dieu est mort, qui ne joue pas aux dés ?
Misère de l'éthique et éthique de la misère !"

Michka :
"Montrez-moi un fou."

Karl Höcker :
"Attraction et répulsion engendre le déséquilibre. Une erreur commune est de croire que, de la composition des deux, peut naitre une résultante nulle : Si cela peut paraitre vrai à un instant donné, cela s'avère systématiquement faux dans la durée : Demandez à zéro.
Attachement et haine obscurcissent notre clairvoyance. Ils sont à la fois le moteur et l'essence de cet obscurcissement.
Vroum, vroum !
De cet obscurcissement nait la souffrance qui est un grand maitre, tous les lépreux vous le diront : En allumant les étoiles de la douleur, elle permet une désincarcération du véhicule, soi, dit en passant."

Michka :
"Montrez-moi."

Karl Höcker :
"Quand notre souffrance immense diminua,
Et que la soif de vengeance l'emporta sur notre peine,
Nous nous sommes aperçus que toute la misère des mondes,
Hommes, femmes, dieux, fantômes, démons, veaux, vaches, cochons, corbeaux, poulets,
Ne pourrait pas l'étancher plus que l'apparition d'une larme supplémentaire.
A cause de cela et dans ce but,
Nous nous sommes résolus
A fonder notre propre malheur,
Plus grand encore,
A nos besoins,
Sur mesure,
Matière en fusion dans nos gorges muettes,
Peuplées d'elfes froids,
Et habitées de cris sans voies."

Michka :
"Montrez."

La mort sous sa forme d'archanges un blanc et un noir, ailes, épée, passent par là :
"Et pour finir en beauté : La guerre, les futilités."

(fondu des deux archanges dans le symbole du Yin-Yang qui tourne de plus en plus en plus vite et grossit; ne reste que du gris).

Michka et Karl Höcker réapparaissent progressivement en plan fixe à gauche et à droite respectivement; voix off de Gérard Philip :
"Le démon des fils divins, devaputramara.
Il s'agit ici de toute autre chose ; la distraction, le fait de ne pas se concentrer sur la seule tâche qui soit à accomplir, mettre un terme au samsara."

(Michka s'évapore, ne reste que Karl Höcker, prenant toutes sortes de déguisements; Deviennent les photos du "Hoecker Album" qui tombent comme des flocons de neige en tourbillonant).

Voix off de Gérard Philip :
"Ces trois caractéristiques de l'existence conditionnée, qui se retrouvent également dans les quatre sceaux de la philosophie bouddhiste, sont universelles, valides en tous temps et en tous lieux, et pourraient être reconnues par une vision directe de la réalité. Le nirvana, n'étant pas conditionné, échappe aux caractéristiques de souffrance et d'impermanence."

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