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L’image de Claudia Cardinale vêtue d’un gilet vert sur lequel lui était apparu un numéro de téléphone dont il n’avait pas réussi à lire le dernier chiffre lui revint en mémoire. Le message n’était pas aussi clair qu’il aurait pu le souhaiter cependant. Il n’y avait aucun doute à avoir sur le fait que Claudia Cardinale était l’incarnation symbolique de son égérie. Sans doute le numéro de téléphone tronqué renvoyait-il à la fois à l’incertitude quant à l’orthographe exacte de son prénom et à la perte du ticket de caisse sur lequel elle l’avait noté. Mais quoi ! Baptiste n’avait-il pas essayé de lui téléphoner ? Était-ce sa faute à lui si elle n’avait jamais daigné répondre ? Et comment convenait-il d’en user maintenant que ce numéro de téléphone se trouvait à jamais perdu dans les limbes de son oubli ?

Une lettre. Oui, c’était là le sens de l’apparition soudaine du personnage de Joseph Grand sur la scène de ses fantasmes. Baptiste devait maintenant saisir cette opportunité nouvelle. Comment, d’ailleurs, n’y avait-il pas songé avant ? Ramenant ses bras en croix sur sa poitrine, il ferma les yeux et, convoquant l’image d’une feuille blanche posée sur un bureau à côté d’un stylo à plume, il commença à écrire…

« Mademoiselle, » et déjà, à peine le premier mot posé sur la feuille, le doute le saisit. N’y avait-il pas dans ce « Mademoiselle » quelque chose comme une solennité malvenue ? Eh quoi ! S’agissait-il là de la rédaction d’un vulgaire courrier administratif ? Non, il lui fallait évidemment se défier des formules impersonnelles. Il songea alors à rajouter « Chère » devant « Mademoiselle » mais il se rendit compte que cela n’ôtait rien à la solennité de cette introduction et il rejeta cette formulation. « Chère Annabelle, » ; ou « Chère Annabella » ? La question ne se posait même pas. Dans l’ignorance où il était de la nature exacte de son prénom, il lui était naturellement impossible d’y recourir. Il se demanda subséquemment si un simple « Bonjour, » ne ferait pas davantage l’affaire, conférant à ce commencement une neutralité courtoise et de bon aloi, habile laissez-passer vers des développements autrement plus significatifs. Mais il se rendit rapidement compte que ce « Bonjour » appelait à sa suite un attribut qui fût soit un titre de civilité ou un titre honorifique éventuellement suivi de son nom de famille, soit simplement son prénom. Il se retrouvait donc rendu à son point de départ, c’est-à-dire nulle part…

Il se convainquit alors de la nécessité de prendre un chemin de traverse et s’en alla chercher dans le registre des allégories quelque délicate tournure qui, par sa justesse autant que par sa discrétion, s’avérerait tout simplement incontestable. Il fouilla donc dans les souvenirs de son enfance, en ce temps où la maîtresse de la petite école communale dans laquelle il avait effectué toute sa scolarité primaire faisait copier, apprendre par cœur et réciter à ses élèves une poésie par semaine. C’est elle, sans aucun doute, qui lui avait donné le goût de la littérature et il n’était pas rare qu’au détour d’une page d’un recueil de poèmes ou d’un grand classique, il songeât à elle en chérissant – peut-être un peu exagérément en vérité – sa mémoire. Des vers de Victor Hugo se mirent alors à chanter dans ses oreilles :

Amour ! dans mon cœur, madame,

Votre œil voyait une flamme ;

Moi, je voyais dans votre âme

Le ciel bleu.

Doux mystère !

Mots furtifs ! Timide aveu !

Le livre aidant, j’osai plaire…

Baptiste avait les larmes aux yeux. Et le titre du poème lui revint, porteur d’une émotion plus vive encore : « L’amour vient en lisant. » Ô délicieux présage ! S’il parvenait à cette fin, s’il était capable, par ses mots, de susciter en elle ce si pur sentiment, comme il serait heureux !

« Doux mystère ! » oui. C’était exactement cela. Elle n’était pour l’heure rien de plus qu’un doux mystère ; et rien moins tout autant. Un grand sourire béat éclaira tout d’un coup le visage de Baptiste. Il avait le sentiment de s’être enfin engagé dans la bonne voie et commença de répéter mentalement cette formule magique : « Doux mystère ; Doux mystère ; Doux mystère » … Après chaque répétition, il laissait s’écouler une seconde, pareille à un silence sur une portée. En somme, il attendait naïvement que l’inspiration lui vînt et qu’elle embrassât sa cause en lui permettant de poursuivre avec une égale fortune l’épineuse rédaction de cette si décisive missive. Au bout d’une minute ou deux néanmoins, il commença de déchanter. En scandant mentalement son allégorie, il venait petit à petit de prendre conscience du caractère parfaitement inapproprié de ce « Doux mystère » dont il s’était un peu présomptueusement gobergé. Ce « Doux mystère » là s’avérerait peut-être une épithète légitime, un jour, dans l’éventualité d’un aboutissement amoureux mais, à cette heure, Baptiste ne devait-il pas simplement en rabattre, avec humilité ?

Il s’écoula ainsi presque une demi-heure tandis qu’il s’échinait à trouver la juste formule d’introduction qui lui permettrait ensuite de se lancer dans la rédaction proprement dite. Il se décida finalement pour cette tournure énigmatique : « Chère A. ». Ceci ne manquerait pas d’éveiller sa curiosité et il aurait ensuite tout le loisir de lui expliquer cette initiale incomplétude. Il convenait d’ailleurs qu’il eût le bon ton de se moquer de lui-même, ainsi qu’il le méritait. Il ne doutait pas une seconde, en effet, qu’elle serait sensible à son auto-dérision. Quoiqu’il n’eût guère eu, ces derniers temps, de franches occasions de rire, il avait dans l’humour une foi aussi intransigeante et rigoureuse que dans la musique et rien ne lui donnait davantage envie de solitude qu’une compagnie dépourvue de la faculté de se moquer de soi-même ou hermétique à l’humour noir. Il vouait un déraisonnable culte aux Monty Python et sifflotait en toutes circonstances la chanson entonnée par Eric Idle, sur sa croix, et reprise en cœur et en sifflant par tous ses compagnons d’infortune dans le grandiose final de « La vie de Brian », très librement inspirée de celle de Jésus Christ…

À six heures du matin, presque deux heures après qu’il se fut mis en tête de lui écrire, Baptiste rendit les armes. Il n’avait pas fait mieux que Joseph Grand et il trébuchait encore sur sa première phrase, changeant constamment son fusil d’épaule, rejetant tel adjectif au profit de tel autre, rajoutant un adverbe ici, une virgule là, se ravisant ensuite et puis recommençant incessamment ce grotesque manège. Cette épuisante gymnastique venait de lui remettre en mémoire le sort de ce malheureux journaliste qu’un accident vasculaire cérébral avait rendu complétement inerte et qui, enfermé dans son propre corps et ne pouvant communiquer avec l’extérieur qu’au moyen d’un clignement de paupière, mettait à profit les heures précédant le lever du jour pour échafauder mentalement ce qu’il dicterait ensuite pendant une bonne partie de la journée à sa fidèle et patiente collaboratrice, une lettre de l’alphabet après l’autre, de clin d’œil en clin d’œil. Et le constat de son incapacité à seulement rédiger une phrase complète le plongea dans un tel accablement qu’il se sentit soudain comme échappé de son enveloppe corporelle. Il se vit alors éclater en sanglots et se prendre la tête des deux mains, tout agité de tremblements incontrôlables. Il observait la scène avec un froid détachement et n’éprouvait pour lui-même aucune compassion particulière. Il était là, voila tout.

Quelques cinq minutes plus tard, après que Baptiste se fut recroquevillé dans une position fœtale, il le vit lentement s’apaiser, pareil à un enfant qui retrouve son calme à la suite d'une crise de nerfs. Son souffle se fit bientôt plus régulier, ses muscles se détendirent et Baptiste finit par s’endormir doucement en ne faisant plus qu’un…

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