66.

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Le sommeil dans lequel il sombra fut pareil au néant. Aucun songe ne vint en troubler le cours pendant près de trois heures et tout ce qui avait fait le lit de ses angoisses, durant les jours précédents, s’en trouva comme tenu à distance, sans plus aucune possibilité de nuire. Son corps, sans doute, avait exprimé l’impérieux besoin de reconstituer ses forces et, cette fois-ci, son imagination débridée n’avait rien pu faire que se soumettre à la nécessité.

Il était neuf heures passées, en ce lendemain de jour férié, lorsque le gardien remonta les bacs à ordures sous une pluie battante pour les ramener dans le local à poubelles où, il avait pu le constater en descendant, certains occupants de l’immeuble avaient profité du petit matin pour déposer, à même le sol, les vestiges pas franchement ragoûtants de leurs agapes festives. Une semaine plus tôt, le local s’était trouvé complétement encombré de cartons et d’emballages divers issus des cadeaux de noël et il lui avait fallu pas moins d’une heure pour découper, plier et réduire autant que possible le volume de ces déchets essentiellement destinés au recyclage. L’année commençait donc comme elle s’était achevée et le gardien devrait encore ronger son frein pendant quelques semaines en répétant sur le ton d’une rigolade empreinte d’une ironie qui n’était pas toujours comprise de tous ses interlocuteurs : Vivement les vacances…

Semblant provenir de loin et se rapprocher progressivement, un bruit se déclinant en une succession de chocs sourds et rythmés s’était insinué dans le pesant silence à quoi l’esprit de Baptiste s’était, depuis quelques heures et quoi qu’il en eût eu, trouvé finalement réduit. En se faisant de plus en plus nette et sonore, cette pulsation semblable au battement régulier d’une grosse caisse mit ses sens en alerte et provoqua l’éveil de sa conscience. Elle avait soudain identifié ce son caractéristique qui avait été la cause d’un traumatisant effroi deux jours auparavant. Et l’espace d’un instant, Baptiste fut envahi par le même sentiment de panique, lequel le propulsa littéralement hors du lit comme s’il s’était aperçu que ce son incongru était en réalité le murmure annonciateur d’un tremblement de terre. Il se retrouva donc debout, vêtu de son pyjama tâché, prêt à s’élancer dans le couloir pour échapper à un péril funeste ; à moins que cela ne fût pour rattraper quelqu’un ? Il était désorienté. Cette impulsion, à laquelle il venait de céder n’avait-elle pas été le fait d’un élan vital ou de quelque chose qui fût du même ordre qu’un réflexe de survie ? Les derniers échos provenant du local à poubelles le ramenèrent à la réalité : il ne courait aucun danger immédiat et nulle urgence ne commandait qu’il agît en conséquence, de quelque façon que ce fût. Le gardien venait de rentrer les conteneurs et l’avait réveillé, tout simplement. Mais pourquoi avait-il fallu qu’il bondît hors de son lit ? Quelle mouche l’avait donc piqué ? Le souvenir de sa cavalcade dans la cage d’escalier de l’immeuble lui revint alors en mémoire. Il se vit comme dans un film, sautant les marches trois par trois, animé autant par la crainte de perdre à jamais quelque inestimable trésor que par l’espoir de le retrouver, au bout de sa course…

L’escalier, cependant, ne lui parut pas si familier que ce qu’il lui avait semblé de prime abord. Comme si la caméra avait été disposée au plafond du puit central par le chef opérateur, un plan plongeant lui donnait maintenant l’allure d’un ouvrage vertigineux. En se penchant au-dessus de la rambarde, il distingua l’ombre mouvante du gardien de l’immeuble quelques étages plus bas et simultanément la perspective se modifia à nouveau. Les marches de l’escalier semblèrent tout d’un coup basculer à l’horizontale sous les coups répétés de ses propres doigts de pied devenus gigantesques. Certaines étaient d’un blanc immaculé ; d’autres avaient viré au noir et l’ensemble donnait lieu à un effet d’alternance qui ne lui sembla ni étrange ni hasardeux. À chaque pas qu’il faisait, il en émanait un son chevrotant de piano mécanique et il ne tarda pas à reconnaître cette suite de notes uniment égrenées : c’était sa propre composition qui s’était mise à résonner dans sa tête comme elle l’avait fait la veille, dans ses fantasmes morbides, en s’échappant du pavillon d’un gramophone au milieu de la jungle.

Aurait-il encore pu prendre, à cet instant, la mesure de l’aliénation que cette tyrannique rengaine n’en finissait plus de produire sur sa personnalité ? Nul ne le saura jamais. Il fut comme irrésistiblement attiré par le clavier de son piano électronique et, tel un hypnotique dépourvu de sa volonté propre, il obéit immédiatement à cette impulsion univoque en s’installant devant son instrument. Cette fois-ci, cependant, il omit d’enfiler sur son crâne le casque audio, qu’il avait précédemment suspendu sur la tranche du pupitre, pour permettre sans délai à ses doigts de déambuler sur les touches en s’appliquant à faire coïncider le plus exactement possible le mouvement de son jeu avec cette interprétation qui avait commencé de retentir dans sa tête quelques instants plus tôt…

La chose ne fut pas si aisée cependant et l’exercice se révéla finalement très perturbant. Dès qu’il eut posé les mains sur le clavier, il entendit comme un écho lointain qui coïncidait néanmoins parfaitement avec son jeu tandis que le son du gramophone semblait, de son côté, indifférent à l’effort d’unisson. Cette polyphonie étrange lui fit songer à la dissonante mais nécessaire séquence qui précède tout concert symphonique lorsque les musiciens de l’orchestre accordent leur instrument. Il se représenta alors une vaste salle de spectacle, pareille à un écrin de velours, et il se vit au milieu de la scène, seul sous les feux de la rampe, penché sur un rutilant piano à queue et s’échinant à jouer de plus en plus fort pour s’accorder avec un percussionniste caché au fond de la fosse d’orchestre. Celui-ci martelait les marches d’une sorte d’escalier miniature sur un rythme à sept temps que Baptiste suivait aussi scrupuleusement que possible.

Au bout d’une minute peut-être et sous l’effet des vibrations produites sur l’appareil par son jeu saccadé, le casque stéréo glissa soudainement de la tranche du pupitre où il l’avait posé et chuta sur le clavier avant de se retrouver pendu dans le vide au bout de son cordon. Surpris, Baptiste s’interrompit et, dans le silence qui se fit, il comprit que les battements du percussionniste n’étaient rien de plus que le bruit mécanique provoqué par la manipulation des touches du piano et que le faible écho de son jeu était tout simplement le son s’échappant de son casque. Il s’en saisit alors et l’enfila sur son crâne précautionneusement, comme s’il craignait qu’un geste un peu trop brusque n’en altérât le fonctionnement. Il avait sur le visage cette expression de curiosité mêlée à la perplexité qu’ont les enfants à qui l’on fait accroire que l’on peut entendre le murmure de l’océan en plaquant un coquillage contre son oreille.

Il se retrouva ainsi parfaitement isolé de son environnement sonore dans une forme de néant acoustique propice aux divagations de l’imagination. Si bien que, dès qu’il eut fermé les yeux, il entendit un subit tonnerre d’applaudissements et se retrouva de nouveau sur la scène, ébloui par les projecteurs et tourmenté par une sourde anxiété dont il n’identifia pas immédiatement la cause. Il se tenait maintenant debout, une main résolument posée sur le piano comme pour s’y appuyer ou pour s’y raccrocher et il se pencha cérémonieusement pour saluer le public afin de le remercier du chaleureux accueil qu’on était en train de lui faire. Il prit ensuite place sur le tabouret en se donnant la peine de l’ajuster convenablement et un silence de cathédrale succéda au bruyant enthousiasme de la salle excitée. Il allait devoir donner le meilleur de lui-même ; car quelque chose se jouait ici d’absolument capital. Et lorsqu’il posa ses mains sur le clavier et que les premières notes retentirent au-dessus des travées et jusque dans son casque, il se sentit pareil au parachutiste qui, venant de s’élancer dans les airs, sait qu’il ne peut plus renoncer désormais…

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