64.

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Vers quatre heures du matin, Baptiste fut soudain tiraillé par la faim. Il émergea alors de ce brouillard mental où la fatigue avait fini par le circonvenir et rouvrit grand les yeux. Une lueur diaphane provenant de la porte-fenêtre ouvrant sur le jardin donnait aux objets alentour une présence fantomatique. Il lui fallut un moment pour reprendre pied dans la réalité concrète de cette nuit silencieuse. Il ôta son casque, l'enfila sur le pupitre et sans même songer à éteindre le piano électronique s’en fut dans la cuisine en quête de victuailles pour apaiser sa faim.

Quelques instants plus tard, il revint au salon avec un bol de soupe entre les mains et, après avoir rallumé la lumière, manifesta une surprise dubitative en découvrant sur la table le plateau, qu’il venait de chercher vainement dans la cuisine, encombré des reliefs négligemment abandonnés de son dîner inachevé. Agacé par son incapacité à se souvenir de l’endroit où il croyait avoir rangé le plateau, il ne s’était pas même donné la peine de sortir une casserole pour réchauffer sa pitance. Il s’installa donc à la table, un peu confus et l’esprit embrumé, et s’appliqua à avaler sa soupe froide, machinalement, en y rajoutant de temps à autre des petits morceaux de pain découpés dans une tranche entamée qui gisait à côté de l’assiette à fromages. Il était perdu dans ses songes trompeurs et ce breuvage froid – lequel eût assurément provoqué son dégoût en toute autre circonstance – commença doucement à le rassasier. Un vague sentiment de frustration le dérangeait cependant qui échouait, aux portes de sa conscience, à se matérialiser en souvenir distinct. Le visage de Claudia Cardinale lui revenait pourtant en mémoire, comme un aiguillon, mais Baptiste ne parvenait pas à distinguer quelque autre élément de contexte qui lui eût permis de restituer cet épisode récalcitrant. Des images se bousculaient dans sa tête comme si celle-ci était devenue une lice où s’en venaient se mesurer un hétéroclite aréopage de sentiments, d’impressions, de sensations et de perceptions dans des joutes grandiloquentes, burlesques et tragiques à la fois. Un grand cheval parut, soudain, monté par une jeune fille au teint sombre, presque nue, et traversant un immense parc sous le regard éberlué de citadins endimanchés. Il éprouva alors le désir de s’élancer à sa poursuite, sans trop savoir pourquoi, mais il se sentit empêché, comme pris dans des fers, et il eut beau mobiliser toutes ses forces, rien n’y fit ; son corps tout entier était littéralement pétrifié.

Cette sensation extrêmement désagréable le libéra brusquement de ce cauchemar éveillé dans lequel il s’était égaré sans y prendre garde. Rageusement, il se leva de sa chaise pour s’assurer que ce cauchemar était bien un délire de son imagination et qu’il restait parfaitement maître de ses mouvements. Mais une fois encore, la soudaineté de l’effort qu’il produisit pour se retrouver debout aussi promptement que possible provoqua un vertige inopiné et il dut s’appuyer un instant sur le rebord de la table pour ne pas défaillir. Cette nouvelle alerte l’affola quelque peu. Il se sentait affaibli et, maintenant qu’il y prêtait attention, vaguement nauséeux. Pour la seconde fois alors, il abandonna les vestiges de son repas sur la table du salon et se dirigea vers sa chambre en maugréant. Là, il alluma la lampe de chevet, s’allongea sur le lit encore défait et ouvrit grand les bras, comme un condamné à la crucifixion qui se prêterait complaisamment au dessein de ses bourreaux, en regardant le plafond fixement. Contre toute attente cependant, il ne parvint pas à trouver ce sommeil dont il attendait la nécessaire revitalisation à quoi tout son être aspirait. Il aurait voulu se laisser emporter par une douce torpeur, sombrer dans une profonde léthargie et retrouver, sans qu’il y parût rien, toute sa vigueur et toute sa pugnacité. Hélas ! son imagination en avait décidé autrement et elle recommença à faire des siennes sitôt que Baptiste eût retrouvé son immobilité…

« Par une belle matinée du mois de mai, une svelte amazone, montée sur une superbe jument alezane, parcourait les allées fleuries du bois de Boulogne. » En lui revenant à la mémoire et en conférant une explication à cette vision rocambolesque qu’il avait eue en mangeant son semblant de repas tout à l’heure, cette phrase lui fit l’effet d’un électrochoc ! C’était l’une des innombrables versions de l’incipit de la magistrale œuvre à venir de Joseph Grand, ce merveilleux personnage imaginé par Albert Camus dans « La Peste » qui bute continûment sur cette première mais si déterminante phrase, laquelle – parce que c’est à elle qu’il revient de donner le ton de l’ensemble du récit – se doit d’être parfaite, c’est-à-dire à la mesure de l’ambition de vérité de son auteur. Mais cet humble et éternel apprenti – qui incessamment sur le métier remettait son ouvrage – était aussi cet amoureux impotent qui fomentait le projet de reconquérir sa femme en lui écrivant une lettre qu’il n’arrivait pourtant pas écrire, faute de savoir choisir les mots justes pour exprimer précisément tout ce qu’il avait à lui dire…

Cette découverte plongea Baptiste dans la plus grande des perplexités. Il avait maintenant les idées parfaitement claires et se demandait si le fait qu’il en fût arrivé à penser au personnage de Joseph Grand était un signe adressé à lui-même par son subconscient pour qu’il prît la mesure de sa pusillanimité. Il lui sembla alors que toutes les fantasmagories qui s’étaient succédé dans son esprit au cours des dernières heures prenaient maintenant tout leur sens. Fitzcarraldo était, à sa façon, l’égal inverse de Joseph Grand et la patiente recherche de la phrase parfaite de l’humble employé de bureau d’Albert Camus n’était finalement pas moins présomptueuse que la folle entreprise du flamboyant personnage de Werner Herzog. Et tous deux avaient en commun de s’être au bout du compte lancés dans l’aventure sans regarder derrière eux, avec courage et foi dans l’avenir, et en dépit de si maigres chances de parvenir à leurs buts respectifs. Joseph Grand, ainsi, avait fini par écrire à sa femme et pour ce faire, il s’était astreint à supprimer tous les adjectifs !

Était-ce là le sens qu’il convenait de donner à cet avertissement de son subconscient ? Et Baptiste n’avait-il pas, lui, toutes les chances de son côté ?

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