63.

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Les heures qui s’écoulèrent ensuite dans le secret de cette nuit profonde, Baptiste les passa dans ce qui eût semblé à quiconque eût pu l’observer alors une sorte de transe extatique. Son visage y prit tour à tour une multitude d’expressions différentes trahissant alternativement une quiétude, une stupeur, une exaltation, une consternation, une alacrité ou encore une affliction toutes plus extravagantes les unes que les autres. Ses paupières, closes la plupart du temps, s’ouvraient parfois subitement sur un regard porté au loin, vers un au-delà de la réalité, dans le monde imaginaire où sa folie naissante était en train de l’exiler.

Pendant un long moment, sitôt après s’être remis à jouer, il suivit le sillage de l’un de ces saumons valeureux qui, au constant péril de leur vie, quittent la haute mer à la saison propice pour s’engager dans l’exténuante remontée du cours d’eau où ils sont nés afin d’y frayer et d’y pondre comme s’ils avaient pour unique raison d’exister la seule nécessité de perpétuer l’identique pour toujours et à jamais. Puis, il suivit le sillage de sa descendance et de la descendance de sa descendance et probablement de quelques générations encore au gré de ses aller-retours sur le clavier de son instrument. Toute sa chair semblait vibrer au diapason des dangers encourus par ces opiniâtres créatures, musculeuses et graciles à la fois, ondoyant dans l’eau vive, tantôt manquant de mourir d’épuisement en cherchant à franchir des chutes trop puissantes, tantôt évitant de justesse l’énorme patte griffue d’une ourse colossale. Parvenu à la source, ensuite, tout en lui s’apaisait. Son jeu, toujours alerte et parfois même hargneux au cours de la montée, devenait tout soudain désinvolte et subtil pour accompagner avec allégresse l’enivrante descente vers l’océan des nouveaux nés de la lignée.

Mais ce compagnonnage ne dura qu’un temps. Sans doute son âme se lassa-t-elle de ce sujet d’étude un peu circonscrit et, telle un ministre obséquieux toujours soucieux de prévenir les desiderata de son souverain, son imagination s’empressa de le ravir à ces monotones révolutions. Elle ne put, cependant, pas vraiment s’affranchir de la réalité physique dans laquelle, quoique son esprit fût ailleurs, le corps de Baptiste se trouvait prisonnier. Par une ruse habile de son subconscient, les cours d’eau naturels se muèrent d’abord en un complexe système de canaux et de tours enchevêtrés. Puis, les saumons devinrent insensiblement des oiseaux migrateurs s’échappant de la scène…

Il était maintenant porté par quelque chose. Un mouvement ascendant lui faisait gagner de la hauteur sans qu’il eût à faire le moindre effort. Ensuite de quoi, ce même mouvement s’inversait et se faisait descendant. Il comprit qu’il se trouvait sur un escalator et que, pareil à ces constructions impossibles dessinées par le génial Escher, cet escalier mécanique était animé par un mouvement perpétuel. Lorsqu’il se retrouva de nouveau sur la partie ascendante de cette étrange machinerie, il s’aperçut que des gens se trouvaient simultanément sur la partie descendante et qu’il n’avait qu’à tourner la tête vers l’intérieur pour les observer plus précisément. Il y avait là une foule bigarrée d’individus étranges, majoritairement composée d’indiens d’Amazonie, qui semblaient le regarder sans le voir. Un jeune homme aussi, vêtu d’un pyjama souillé, offrait son bras à une ravissante femme blonde dont les traits ressemblaient à s’y méprendre à ceux de Claudia Cardinale. Elle portait un gilet vert sur lequel était brodé au fil d’or un énorme point d’interrogation. Quand elle se tourna vers lui, un sourire énigmatique sur le visage, le point d’interrogation se transforma en une suite de nombres qu’il ne sut déchiffrer sans s’y reprendre à deux fois – et encore ne put-il le faire qu’incomplètement. Il comprit qu’il s’agissait d’un numéro de téléphone à quoi il lui manquait hélas ! le dernier chiffre.

La fureur qu’il éprouva alors se traduisit dans son jeu, provoquant le claquement sourd des notes du clavier, martelées par ses doigts avec une telle brutalité qu’il ressentit bientôt une vive douleur dans le pouce de la main droite. Il eut l’impression qu’on lui plantait une aiguille dans la chair, à la limite supérieure de l’ongle, et il s’arrêta brusquement de jouer. En regardant de plus près, il constata que la peau était un peu rouge à l’endroit où il avait eu mal. Mais il n’y avait là rien de bien inquiétant. À l’issue de longues séances de travail un peu répétitives, ses doigts gardaient souvent la trace de leurs déambulations sur le clavier en rougissant sensiblement pendant une heure ou deux. Quoiqu’il fût un peu contrarié par cette interruption malvenue, il en profita pour se rendre aux toilettes et, en revenant, il éteignit toutes les lumières de l’appartement avant de se remettre à jouer, le casque sur les oreilles, plongé dans l'obscurité.

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