62.

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Lorsque Baptiste eut recouvré ses esprits, près d’un quart d’heure plus tard, une immense fatigue s’abattit sur lui, pareille à un prédateur bondissant sur sa proie rendue vulnérable par une longue et vaine course. Sans s’en être seulement rendu compte, il s’était allongé sur le canapé. Mais une sensation d’humidité au niveau de l’entrejambe lui procurait maintenant la désagréable impression de s’être involontairement oublié. C’est alors qu’il prit conscience du fait qu’il était encore en pyjama. Penaud comme un enfant qui découvre qu’il a fait pipi au lit, il se redressa avant de se lever pour constater l’étendue des dégâts. En laissant échapper un indéchiffrable soupir, il eut tout à la fois le soulagement et le dépit de s’apercevoir qu’en s’allongeant il avait écrasé de tout son poids une clémentine à moitié pelée, laquelle avait généreusement souillé et la toile du canapé et son bas de pyjama. Perclus de fatigue et moralement non moins éprouvé, il remit à plus tard le soin du sérieux nettoyage que requérait le sauvetage du canapé et s’en fut vers la salle de bain avec l’intention de procéder à un sommaire rinçage de la tâche équivoque qui maculait son pantalon.

En traversant la chambre, où étaient encore éparpillés les vêtements qu’il avait portés la veille, il éprouva tout à coup un saugrenu sentiment de honte et de culpabilité. Voilà que, non content de ne pas savoir se retenir de faire pipi au lit, Baptiste n’était pas même fichu de ranger sa chambre tout seul ni de faire son lit comme un grand garçon. Cette curieuse réminiscence, qui le replongeait soudain dans l’anxieux imaginaire de son enfance, ajouta à sa confusion. Avec une subite et extravagante frénésie, il se mit à ramasser ses effets qui jonchaient le parquet et les porta dans la salle de bain où il les déposa dans le panier à linge sale que sa mère lui avait offert pour son anniversaire, l’année de son emménagement. Il était comme obnubilé et le dessein qui l’avait animé avant de traverser la chambre lui était déjà sorti de la tête. C’est ainsi qu’il omit d’ôter son pantalon de pyjama et retourna dans la chambre avec la ferme intention de faire son lit correctement, ranger son bureau et passer un bon coup d’aspirateur. Mais en retirant la couette pour lisser le drap housse et secouer les oreillers, il aperçut les feuilles de papier à musique dispersées sur le bureau et il entendit soudain retentir le gramophone dans la jungle alanguie. Ce n’était plus la voix de Caruso. C’était sa propre composition, jouée par un piano mécanique… Comme un patient à qui l’on vient d’apprendre la pire des nouvelles, il eut alors la sensation que ses jambes n’étaient plus en mesure de le soutenir et que sa force vitale l’avait brusquement abandonné. Il ne put rien faire que s’allonger, à nouveau, en travers de son lit grand ouvert et de se blottir instantanément sous la couette comme un alpiniste en détresse qui s’enveloppe sans tarder dans sa couverture de survie en s’apprêtant à affronter la mort.

Quelques instants plus tard, assommé de fatigue, Baptiste s’endormit en proie à de fantasmagoriques visions de forêts humides et luxuriantes, peuplées d’insectes gigantesques et traversées par des eaux impassibles à la surface à peine troublée par les pirogues furtives d’une tribu d’indiens coiffés de plumes chatoyantes et armés d’arcs majestueux.

Il n’était pas loin de vingt heures trente lorsqu’il se réfugia dans son lit. Cependant, la torpeur qui le saisit aussitôt ne lui procura guère que quelques heures de répit. La veille et jusqu’au beau milieu de l’après-midi, il avait accumulé pas moins de onze heures de sommeil et, quoiqu’elles aient été entrecoupées de réveils mouvementés, son organisme en avait eu son soûl. À vingt-trois heures, ainsi, il ouvrit grand les yeux et dut rapidement se rendre à l’évidence : son esprit était sur le pont, s’apprêtant à haranguer le reste de l’équipage pour qu’il se mît à l’ouvrage sans tarder et nul projet, dès lors, n’eût été plus vain que chercher à se rendormir. Mais cette agitation subite, à quoi une partie de lui-même aspirait maintenant, lui sembla parfaitement incongrue. Il se sentait à la fois exténué et prêt à gravir des montagnes comme s’il se découvrait jouissant désormais d’une effrayante faculté de dédoublement, sorte d’ubiquité monstrueuse dont il avait eu à subir les premières manifestations, assis sur le tabouret de son piano électronique, quelques heures auparavant. Une angoisse formidable le saisit qui contenait sans doute tous les tourments, toutes les inquiétudes et toutes les affres à quoi les péripéties de ces dernières semaines l’avaient si souvent exposé. Son corps, tout soudain, fut irrépressiblement agité de spasmes convulsifs, pareils à des tremblements de fièvre. Toutefois il ne se sentait pas particulièrement fébrile et en portant une main sur son crâne, il eut davantage l’impression de toucher l’écorce glacée d’un fruit tout juste sorti du réfrigérateur que le front bouillant d’un misérable malade tout grelottant de fièvre. Il se résolut alors à se lever et à se plier aux objurgations de son esprit en trouvant matière à occuper ses sens dans la réalisation de quelque tâche manuelle. En un bond, il fut dans le salon. Hélas ! la trop rapide mobilisation de ses forces physiques lui fit tourner la tête et, tout chancelant, il dut incontinent s’asseoir pour éviter de s’affaler de tout son long sur le parquet du salon.

Fut-ce véritablement inconsciemment ? Il se retrouva assis sur son tabouret de piano, face au clavier, encore un peu étourdi par le brusque coup de sang auquel il venait de soumettre son organisme. Une nouvelle salve d’angoisse s’en vint derechef le prendre d’assaut. Fixant alors sa partition, posée sur le pupitre, comme un homme à la mer qui s’applique à ne pas quitter pas des yeux la bouée de sauvetage chahutée par les vagues à quelques mètres de distance, Baptiste se coiffa du casque stéréo et ralluma l’appareil. Le pouce droit se posa sur le ré et l’index gauche sur le si bémol de l’octave précédente. Pendant une infime fraction de seconde, il ignora peut-être qu’il s’apprêtait à jouer sa propre composition mais lorsque les deux premières notes résonnèrent dans ses oreilles – et dans ses oreilles seulement – il se sentit porté par une grâce providentielle et par la joie de se sentir de retour chez lui, en son royaume, à l’abri de toute vicissitude…

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