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L’avant-veille, lorsqu’il était allé faire quelques courses dans son petit supermarché de quartier, Baptiste avait en premier lieu renouvelé sa provision de fromages. L’occasion faisant le larron, il s’était autorisé un dispendieux petit plaisir en faisant l’acquisition d’un camembert au lait cru que l’ajout d’une mention « édition spéciale » sur son étiquette avait renchéri dans une mesure sans doute un peu trop exagérée. Son prix l’avait donc d’abord surpris et il avait cru à une erreur d’étiquetage mais en constatant que tel n’était pas le cas, il s’était finalement laissé convaincre par la curiosité et la perspective d’un ravissement gustatif, escomptant que celui-ci saurait légitimer, à ses papilles, le coût exorbitant de cet investissement. Il était maintenant en train de manger des tranches de ce camembert de luxe et cependant nulle émotion ne semblait transparaître sur son visage qui eût attesté ce plaisir à quoi il s’était attendu. Il portait à sa bouche tantôt un morceau de pain, tantôt un quartier de fromage et on aurait pu le prendre pour un quelconque employé de bureau à la pause de midi, vidant sa gamelle avec ennui, impatient de retourner au labeur pour que sa journée de travail arrive à son terme le plus rapidement possible.

Il était tout à ses pensées et ses pensées ressemblaient à s’y méprendre aux rêveries qui avaient accompagné les heures d’évasion musicale autant que cinématographiques qui venaient de s’écouler depuis la veille. Tel une machine programmée pour procéder de façon autonome à la régénération de ses propres batteries, Baptiste semblait, en avalant ce frugal dîner, ne rien faire de plus que s’acquitter d’une tâche requise et nécessaire mais incontestablement fastidieuse. Il ne prit d’ailleurs pas la peine de finir sa mousse au chocolat et se leva bientôt, une clémentine à la main, pour se diriger vers le piano électronique sur le tabouret duquel il s’assit résolument. Aussitôt, il posa sa main droite sur le clavier et commença de reproduire le doigté de sa dangereuse rengaine tandis que sa main gauche, encombrée, s’appliquait à éplucher la clémentine sans y parvenir complétement. L’espace d’une fraction de seconde, alors, Baptiste eut l’impression d’être à la fois l’acteur grotesque et le spectateur navré de cette scène loufoque et ridicule à la fois. Cette impression ne dura qu’un instant mais elle le plongea dans le plus profond désarroi. Si fugace qu’elle eût été, il en avait en effet éprouvé le sentiment troublant de se retrouver hors de lui-même, d’être l’observateur et, plus inquiétant encore, le juge intransigeant de ses propres actions.

Combien de temps, ensuite, resta-t-il interdit, la bouche bée, figé dans cette pose improbable, incapable de produire le moindre mouvement, cherchant à s’assurer sans trop savoir comment de la permanence d’une coïncidence entre son corps et son esprit ? Lui seul eût pu le dire en vérité. Mais était-il vraiment seul ? N’étaient-ils pas plutôt deux qui s’accordaient à s’émanciper l’un de l’autre ? L’un qui fût pur esprit et l’autre chair triviale se déclarant subitement libérés du joug de la réciprocité ? Mettant soudain un terme à cette singulière parenthèse temporelle, un furieux cri de rage jaillit alors des entrailles de Baptiste avant de se muer en une plainte lamentable, laquelle finit par s’étouffer lentement en laissant place à d’irrépressibles sanglots tout maculés de larmes…

À l’étage au-dessus, monsieur Mullier venait d’allumer son téléviseur pour regarder, comme tous les soirs, le journal de vingt heures. Il fut surpris d’entendre, provenant des étages inférieurs, le cri bestial d’un indélicat qu’il attribua à un probable occupant de l’un de ces trop nombreux appartements de l’immeuble désormais uniquement destinés à la lucrative location de courte durée. Mais s’il ne manqua pas de s’en offusquer en pensée, il ne prit pas la peine de partager son ressentiment avec son épouse et le premier reportage du journal télévisé – rendant compte, non sans une certaine dose de chauvinisme pathétique, du spectacle pyrotechnique qui avait, à minuit, illuminé la tour Eiffel pour le passage vers le nouveau millénaire – mit promptement un terme à ses ruminations.

Au quatrième étage, en revanche, madame Richardson ne prêta aucune attention à ce hurlement échappé des abysses. Elle avait encore l’ouïe particulièrement fine et ne se privait pas de le faire négligemment remarquer à quiconque avait eu la politesse autant que la patience nécessaires pour s’engager dans une conversation avec elle. À cette heure, elle avait l’oreille soudée à son téléphone pour entendre de la bouche de sa fille, de son fils ou de l’un de ses nombreux petits-enfants le récit circonstancié des aventures qui avaient émaillé cette soirée de réveillon à nulle autre pareille de l’autre côté de la Manche, en son pays natal.

Dans tout l’immeuble ainsi, chacun trouva, sans y réfléchir seulement, une bonne raison de ne pas s’alarmer outre mesure de ce cri incongru…

L’expression de la soudaine détresse de Baptiste se brisa donc sur les murs de son appartement. Il était sans doute déjà trop tard cependant. Cet écueil eût-il été franchi et une âme charitable se fût-elle inquiétée de son sort que Baptiste n’en eût pas davantage pris la mesure des dangers qui le menaçaient et sa porte fût demeurée résolument close…

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