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C’est à peu près ce même moment que Michèle, la mère de Baptiste, choisit pour lui téléphoner afin de savoir ce qu’il avait bien pu faire lors de ce réveillon si particulier. Sans doute avait-il « cachetonné » dans un restaurant ou une soirée privée comme il avait coutume de le faire en ce genre d’occasion. Mais il ne lui en avait pas touché mot et tout aussi bien avait-il pu passer la soirée en bonne compagnie. Après qu’une dizaine de sonneries eurent retenti dans le vide, elle finit par raccrocher, en se demandant où il pouvait bien être à cette heure, et se promit de le rappeler un peu plus tard dans la soirée. Puis elle vaqua à ses occupations domestiques en fredonnant avec une pointe d’ironie : « Gaston y a l’téléphon qui son et y a jamais person qui y répond » …

Baptiste regardait maintenant ses mains avec un air dubitatif. Cela ne dura cependant qu’un instant. Un grand éclat de rire succéda à la surprise quand il se rendit compte du ridicule de la situation. Il ramena alors ses mains vers le clavier et les positionna au-dessus des touches, en suspension, prêtes à en découdre et n’attendant qu’un ordre sans équivoque pour se lancer à nouveau dans cette exploration déambulatoire qui allait les conduire vers des limites encore insoupçonnées. En songeant à la vision qui venait de provoquer chez lui cette réaction surprenante, il se plut à imaginer, dans une sorte de bravade conjuratrice, que ses doigts étaient effectivement les longues pattes agiles de deux arthropodes en goguette ; si bien que lorsqu’ils se remirent en branle pour recommencer à jouer, il partit d’un second éclat de rire – dans l’intonation de quoi il aurait peut-être su déceler quelque signe avant-coureur de la dangereuse dépersonnalisation dans laquelle il sombrerait, insensiblement mais sûrement, au gré des jours qui allaient s’ensuivre s’il n’avait eu sur les oreilles ce perfide instrument de sa perte à venir qu’était son casque stéréo à haute définition.

Cette crânerie en pensée n’eut qu’un seul mérite en effet. Elle lui offrit pendant quelques instants le bénéfice d’une joie libératrice. Mais hélas ! ces instants ne furent rien mieux que fugaces et Baptiste se retrouva bientôt les paupières de nouveau closes, happé par une sorte d’extrême et tyrannique concentration qui le ravissait à lui-même sans qu’il y pût rien faire. Cet état mental était, en vérité, une expérience de transcendance si proche de l’extase que le pauvre garçon n’aurait sans doute pas souhaité qu’on l’en tirât de quelque manière que ce fût quand quiconque eût été en mesure de le faire.

Des images nouvelles se trouvèrent alors projetées, derechef, sur l’écran blanc de ses fantasmes. Les arthropodes, qu’il s’était d’abord amusé à imaginer dansant sur le clavier de son piano électronique, se coursaient maintenant l’un l’autre en escaladant le tronc visqueux d’un arbre immense flanqué sur les rives d’un large fleuve traversant ce qui ne pouvait être qu’une forêt tropicale. Des Indiens en pirogues descendaient le cours d’eau, l’air débonnaire et joyeux, et venaient à sa rencontre. Baptiste se trouvait à bord de la Molly-Aïda. Baptiste était Fitzcarraldo. Mais qui était Molly ? Était-ce Annabelle ? Ou bien Annabella ? Ou Claudia Cardinale ? Mais cela avait-il vraiment de l’importance ? L’entreprise ! Voilà ce qui primait. Le trajet vers la source d’abord puis le gravissement périlleux de cette colline boueuse puis la redescente dans le courant, de l’autre côté, sur un autre affluent de l’Amazone avec la plus folle des audaces pour unique viatique. Il donnerait au premier affluent le nom d’Annabella et celui d’Annabelle au second pour que les géographes du monde entier sachent ce qu’il avait dû endurer pour se rendre digne d’une telle destinée…

Lorsque Baptiste émergea de son rêve insensé presque trois heures plus tard, la nuit était tombée depuis bien longtemps et le salon était plongé dans une obscurité presque totale. Un rai diaphane, provenant de l’éclairage de la salle de bain et s’insinuant par la porte de la chambre entrebâillée, dispensait une lueur chétive, pareille à l’ultime clarté du crépuscule et il aurait fallu au plus indiscret des voisins même des yeux de nyctalope pour seulement deviner, en regardant à travers la grande porte-fenêtre depuis le petit jardin privatif de l’appartement, la présence d’un être vivant au cœur de cette tanière. Il était dix-neuf heures passées et la faim s’était soudain rappelée à lui. En rouvrant grand les yeux, Baptiste fut surpris de se trouver dans le noir. Il avait perdu toute notion du temps et n’aurait pas su dire s’il était six heures du soir, minuit ou cinq heures du matin. Il ne savait qu’une chose : son estomac réclamait sa pitance ! Furtivement, il jeta un œil en direction du petit guéridon de sa grand-mère pour lire l’heure sur l’écran rétro-éclairé du combiné téléphonique mais il ne vit rien de plus qu’une forme presque indéterminée, se détachant à peine, comme une tâche plus sombre dans la masse gris anthracite de l’obscurité. Il se rappela vaguement avoir ôté les piles de l’appareil mais il remit à plus tard sa réactivation et s’en fut dans la cuisine pour se mettre en quête de quelque chose à se mettre sous la dent. En y allumant la lumière, alors, il constata que la pendule indiquait sept heures et quart. C’était donc le soir et, plus précisément, l’heure du dîner. Il ouvrit incontinent son frigo et y trouva ce qu’il restait de l’abondante provision de soupe qu’il avait cuisinée la veille, deux biftecks, quelques carottes, quatre morceaux de fromage, deux mousses au chocolat, trois pommes à cuire et un sachet de clémentines. Il opta pour la facilité et, sans qu’il en fût vraiment conscient, choisit pour son repas les seuls ingrédients qui ne nécessitaient aucune préparation. Il sortit de la huche à pain la boule campagnarde qu’il avait fait trancher par la boulangère et la déposa sur son plateau à côté de ses quatre fromages, un grand verre d’eau et une mousse au chocolat avant de se diriger vers la table à manger trônant dans le salon. À peine eut-il appuyé sur l’interrupteur que l’éblouissante lumière du lustre l’obligea à fermer les yeux et, se ravisant immédiatement, il s’en fut allumer la lampe de chevet posée sur le couvercle supérieur de son vieux piano droit. S’il avait fait l’effort de réactiver et rebrancher son combiné téléphonique quelques instants plus tôt, il aurait alors eu le loisir de répondre à l’appel de sa mère qui, préjugeant que l’heure du repas était la plus propice pour avoir une chance de le trouver au bout du fil, avait choisi ce moment pour réessayer de lui téléphoner comme elle se l’était promis un peu plus avant cette après-midi-là…

Cette fois-ci, Michèle attendit qu’une quinzaine de sonneries eussent retenti dans l’écouteur de son appareil avant de raccrocher. Une vague inquiétude, masquée par un agacement autrement plus manifeste, commença de s’instiller en elle. Baptiste avait coutume de décrocher le téléphone lorsqu’il était de train de travailler mais elle ne lui connaissait pas cette grossière latitude qui consiste à ne pas répondre lorsque le téléphone sonne et ce d’autant plus que son appareil disposait d’une fonction lui permettant de connaître, d’un seul coup d’œil, l’identité de la personne qui cherchait à le joindre. À moins que sa ligne ne fût en dérangement, il fallait donc qu’il fût sorti car la succession de sonneries obtenue attestait que son téléphone n’était pas sciemment ou malencontreusement décroché. Où pouvait-il donc bien être à cette heure ? Elle s’en ouvrit alors à son mari en se plaignant de ce que leur fils fît preuve, en la circonstance, d’une bien fâcheuse désinvolture en ne se donnant pas même la peine de les appeler pour leur souhaiter la bonne année. Celui-là prit mollement la défense de celui-ci mais il eut tôt fait de rendre les armes lorsque fusèrent les premiers reproches de connivence masculine et d’indulgence coupable frisant l’indifférence. S’il n'appelait pas ce soir même, il aurait de ses nouvelles ! s’exclama-t-elle. À quoi Daniel n’osa pas rétorquer que pour que Baptise eût de ses nouvelles, il fallait d’abord et avant tout qu’elle en reçut de lui…

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