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Pétrie dès son plus jeune âge dans le moule des traditions et des usages dont la bonne société britannique se plaisait autrefois à se prévaloir en se croyant investie d’une véritable mission patrimoniale et civilisationnelle, madame Richardson n’avait cependant encore jamais pu accomplir, depuis son récent et définitif emménagement dans ce petit immeuble de l’un des quartiers les plus huppés de la capitale azuréenne, le mondain rituel du nouvel an dont elle avait gratifié ses voisins londoniens pendant plus de quarante ans. Le premier jour de l’année était ainsi, de toutes les occasions de faire preuve de la plus exquise des civilités, celle à quoi elle aurait éprouvé le plus vif déplaisir de devoir se soustraire. Ne mésestimant toutefois pas le caractère potentiellement intrusif et, en quelque sorte, hasardeux de cette démarche à quoi les Français n’étaient peut-être pas tous aussi sensibles que ses compatriotes, elle attendit le début de l’après-midi de ce premier janvier de l’an 2000 pour entamer sa tournée et s’en aller adresser de vive voix ses vœux les plus chaleureux à chacun des occupants de la copropriété.

Vers quinze heures, ainsi, madame Richardson tapota à la porte de ce jeune pianiste – à qui elle n’avait jamais eu l’opportunité d’adresser autre chose que de courtois saluts de hall d’immeuble – en s’apprêtant, avec la fébrile excitation d’une admiratrice anonyme, à le congratuler pour son exquise interprétation de cette fugue en do mineur de Jean Sébastien Bach dont elle n’avait jamais véritablement réussi à apprivoiser l’ardu contrepoint au cours de ses quelques années d’études musicales, avant qu’elle n’eût à choisir entre une honorable destinée de mère de famille respectable et l'improbable réalisation de ses aspirations artistiques. Personne ne répondit. Elle hésita alors à actionner la sonnette en se demandant si le jeune homme ne s’était tout simplement pas absenté pour l’occasion. Elle ne l’avait en effet plus entendu jouer depuis l’avant-veille et une telle interruption était trop inhabituelle pour qu’elle pût se l’expliquer autrement. Elle se contenta donc de glisser sous sa porte l’une de ces chatoyantes cartes de vœux qu’elle avait soigneusement préparées en prévision de cette éventualité et s’en fut au fond du couloir appeler l’ascenseur pour monter à l’étage suivant.

Quelqu’un avait-il commencé de jouer sur son piano électronique ? Un furtif battement – semblable au bruit qu’avaient produit les touches du clavier lorsqu’il avait joué sa composition en sourdine pour Jean, la veille, après lui avoir mis le casque sur le crâne – venait de réveiller Baptiste en sursaut. Il tendit l’oreille, le cœur battant, mais il n’entendit rien de plus que le son caractéristique de l’ascenseur, soudain mis en branle, retentissant dans la cage d’escalier. Le jour sourdait à travers les persiennes et, sans seulement se rendre compte qu’il était déjà trois heures de l’après-midi, Baptiste se fit violence pour tâcher de reprendre ses esprits. Il avait sans doute été réveillé par un mauvais rêve. L’impression auditive qu’il venait d’éprouver en émanait certainement et il n’y avait évidemment pas lieu de lui accorder le moindre crédit. Personne n’avait touché à son nouveau piano mais il était en revanche grand temps pour lui de se remettre au travail. Il se leva, donc, et sans même prendre la peine de s’habiller, s’en fut en pyjama dans la cuisine pour se préparer un rapide petit déjeuner. Il alluma la bouilloire, déposa un sachet de thé dans une tasse qui traînait sur la table, sortit du placard à victuailles un paquet de biscuits entamé depuis fort longtemps et commença de grignoter machinalement, les yeux dans le vide. Il avait dormi pendant près de onze heures et cependant il se sentait horriblement fatigué. Il songea tout d’un coup, avec effroi, à sa discipline quotidienne et celle-ci lui parut un fardeau formidable dont il ne savait pas comment il parviendrait à s’acquitter dans un tel état d’accablement. La bouilloire, en sifflant, le rappela à un plus prosaïque dessein mais en entendant le clapotis de l’eau bouillante se déversant dans la tasse sur son sachet de thé, il eut la vision d’un torrent de montagne jaillissant de sa source. Simultanément, les notes de sa composition commencèrent de s’égrener dans ses oreilles et le torrent se mua insensiblement en une portée fluide sur laquelle elles se mirent à flotter. Baptiste se remémora alors cette étrange nuit au cours de laquelle il s’était levé pour les noter sur un bout de papier à musique afin de ne pas les laisser s’évanouir dans les limbes de l’oubli. Il avait fait cela sommairement pour transcrire l’idée générale de la composition mais voici qu’il éprouvait maintenant l’impérieuse nécessité d’en écrire la version complète et définitive. Et comme s’il avait eu soudain la prémonition de son amnésie à venir, il se précipita vers son bureau pour la graver dans le marbre de la partition.

Une demi-heure plus tard, il inscrivit, au-dessus de la première portée de la feuille de papier à musique qu’il venait de noircir, ce simple mot : Spring. Puis, il s’en alla s’asseoir devant son piano électronique, chaussa le casque stéréo sur ses oreilles et déposa sa copie sur le pupitre de l’appareil en affectant une sorte de maniérisme incongru dont il n’aurait pas su dire lui-même s’il se rapportait davantage à l’espièglerie facétieuse d’un cabotin farceur plutôt qu’à la pitoyable affèterie d’un musicien précieux, bouffi de suffisance. Il prit alors une grande inspiration et commença de jouer, précautionneusement, comme s’il se fût agi de déchiffrer une partition inédite qu’il aurait eu eue entre les mains pour la première fois. Au bout de quelques mesures cependant, il ferma les yeux et accéléra le tempo. Des images incohérentes et désordonnées s’en vinrent dès lors faire le siège de ses pensées, se bousculant sans cesse, les unes succédant aux autres avant de disparaître à leur tour chassées par de nouvelles encore. Il s’y trouvait néanmoins comme une troublante connexité. Chaque scène semblait en effet incarner une illustration particulière d’un même principe physique : l’écoulement. Il y avait eu d’abord les flux montant et descendant de clients agglutinés, emportés par les escalators de l’enseigne culturelle dont elle était l’employée et où il l’avait revue pour la première fois quelque temps après cette initiale rencontre, à peine ébauchée, dans une ruelle obscure de la vieille ville ; les bancs de saumons, ensuite, remontant avec une farouche persévérance le cours tumultueux de la rivière ou du torrent qui les aura vus naître ; la virevoltante déambulation, encore, de Gene Kelly dansant dans la rue sous des cataractes de pluie artificielle avec la grâce lumineuse des authentiques génies du music-hall ; puis les coups de mer spectaculaires des plus colériques jours de l’hiver qui projettent inlassablement sur les digues du port et les parapets de la promenade des Anglais de colossales dunes d’eau explosant orgueilleusement en gerbes fantastiques. Au bout de plusieurs dizaines de minutes, une heure entière peut-être, Baptiste rouvrit les yeux et ce tohu-bohu d’images insensées – en dépit de la confusion duquel il avait joué continûment, pendant tout ce temps-là, sans même avoir une conscience pleine et entière de ce qu’il était en train de jouer, tel un automate parfaitement réglé – cessa immédiatement. Mais lui continuait de jouer imperturbablement ! Combien de fois avait-il effectué l’aller-retour entre les deux ré qui circonvenaient la progression mélodique de sa composition ? Vingt fois, trente fois voire ? En observant ses mains, alors, il eut l’impression de découvrir deux araignées géantes se déplaçant en cadence sur le clavier de son instrument. Elles semblaient affectées d’une sorte de claudication incontrôlable et stéréotypée, à la façon d’une danse de Saint Guy. Telle vision, cette fois, le remplit de dégoût et il retira brusquement ses mains du clavier, comme si celui-ci était subitement devenu aussi brûlant qu’un plat sortant du four…

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