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Vers six heures du matin, Baptiste se réveilla subitement, en proie à cette angoissante incertitude où le rêve le dispute encore à la réalité et où le corps ne sait plus distinguer entre le déroutant vertige d’un danger imaginaire et la triviale objectivité de la gravitation universelle. Il lui fallut presque une minute entière pour s’extraire complétement de ce no man’s land fantasmatique et recouvrer une forme de conscience qui ne fût plus altérée par des sensations mystificatrices. Tel il s’était allongé deux heures plus tôt, tel il était encore ; c’est-à-dire entièrement vêtu des habits qu’il avait portés tout le jour durant, pas même déchaussé. Une bouffé de chaleur subite lui procura bientôt une horrible impression de suffocation qui le jeta hors du lit et le contraignit à se déshabiller en hâte, éparpillant ses effets dans toute la pièce, comme un matamore écervelé jouant avec le feu dont les vêtements se seraient soudain embrasés. L’eût-on observé à cette heure que l’on se fût demandé s’il n’exécutait pas là un rituel magique ou quelque danse propitiatoire. Mais l’explication était plus prosaïque. Il avait, en se levant, projeté d’allumer le luminaire de la salle de bain pour s’épargner la trop brutale explosion de lumière qu’aurait produit le plafonnier de la chambre et s’était dévêtu en chemin, tout simplement. Lorsqu’il actionna l’interrupteur, le miroir du lavabo lui renvoya sans aucune indulgence l’image déplorable d’un homme hagard, nu comme au premier jour, qu’un étrange rictus défigurait impitoyablement. Il demeura quelques instants ainsi, comme figé dans un étonnement débilitant, et ce ne fut que lorsque le froid commença de le saisir qu’il revint à lui sous l’effet des premiers frissonnements. Il n’avait aucune idée de l’heure qu’il pouvait être en ce moment. Il faisait encore nuit et, parce qu’il venait de se réveiller encore tout habillé, il se persuada inconsciemment que le jour n’était pas près de se lever. Il se résolut alors à enfiler son pyjama et se glissa sous les draps en se recroquevillant juste en-dessous de la place qu’il occupait quelques minutes plus tôt, sur la couverture, avant ce réveil brutal survenu de façon tout aussi opportune que pénible et difficultueuse.

Il était onze heures du matin en ce tout premier jour de cette première année du nouveau millénaire lorsque Jean franchit le seuil de son propre appartement après avoir passé la soirée du réveillon auprès de sa mère et dormi sur le canapé pour ne pas l’abandonner à son sort, comme l’eût fait un fils insoucieux, au beau milieu de cette noctambule euphorie collective à laquelle elle n’avait pas pu prendre part. Dans le bus qui le ramenait vers le centre-ville, il s’était senti un peu honteux d’avoir, la veille, oublié de rappeler Baptiste et il s’était promis de le faire, avant toute chose, sitôt qu’il serait rentré chez lui. Il se dirigea donc sans attendre vers le téléphone et composa son numéro, qu’il connaissait par cœur, en espérant qu’il ne fût pas encore dans les bras de Morphée…

C’était pourtant bien là que se trouvait Baptiste. Il dormait. Il dormait même d’un sommeil si profond que les premières sonneries du téléphone retentirent dans le vide sans que personne y prêtât attention. Mais dans l’impénétrable obscurité de cette lande déserte où il errait sans but, Baptiste entendit soudain le son d’une trompe lointaine. Il se mit à courir alors vers ce salut inespéré, tantôt appelant au secours, tantôt jurant contre le vent qui le désorientait. Puis il distingua une lueur et le son de la trompe se mua en une sonnerie stridente, parfaitement distincte et répétitive. Il se leva d’un bond et se précipita vers le salon pour tenter de décrocher le téléphone avant qu’il fût trop tard. Dans sa précipitation, il se prit les pieds dans le pantalon dont il s’était débarrassé au cours de la nuit – lequel jonchait maintenant le parquet à la manière d’une descente de lit – et trébucha avant de s’étaler de tout son long en manquant se fracasser le crâne sur la porte coulissante de l’armoire, à quelques centimètres près. Non sans laisser échapper un cri de rage en usant d’un vocabulaire que le capitaine Haddock lui-même eût probablement désavoué, il se redressa avec l’agilité d’un félin échappant un péril et franchit le seuil de la chambre, dont la porte était providentiellement demeurée ouverte, avant de littéralement bondir sur le combiné téléphonique.

Au moment précis où il s’en saisit, Jean raccrocha. Il se dit que Baptiste était sans doute parti chez ses parents ou ses oncle et tante pour participer à un de ces déjeuners pantagruéliques dont il savait sa famille si friande. Cette hypothèse – qu’il eut peut-être un peu trop hâtivement tendance à tenir pour vraie – était sans conteste la plus probable des explications et elle avait en outre l’avantage d’atténuer un peu le tortueux sentiment de culpabilité qui avait commencé de provoquer son intranquillité, la veille, lorsqu’il avait pris la pourtant bien compréhensible décision de ne pas honorer son initial engagement, pris de sa propre initiative, pour le réveillon de ce jour de l’an si exceptionnel…

Baptiste était arrivé trop tard. Dans l’écouteur du combiné, un la continu – qu’un musicien n’aurait pas su produire d’une façon plus dénuée de sentiment et d’intentionnalité – s’acquittait lugubrement de sa soporifique besogne. Songeant alors qu’il avait peut-être raté d’un quart de croche un appel de son égérie, il consulta promptement l’historique de l’appareil pour savoir ce qu’il en était. Le prénom de son ami s’afficha alors sur le petit écran bleu du combiné téléphonique ; c’était Jean qui avait cherché à le joindre puis avait raccroché, le croyant sans doute sorti. Baptiste resta un instant interdit. S’il se fût regardé dans le miroir en ce moment, il eût peut-être décelé une extrême lassitude derrière la moue de découragement qui alanguissait les traits de son visage. Au vrai, il n’avait plus assez de force pour songer à autre chose que se recoucher. Il reposa alors le combiné sur sa base avant de se raviser subitement. Pendant une fraction de seconde, il songea à l’appeler, elle, de nouveau. Mais, vaguement conscient de l’inadéquation entre ce dessein picaresque et l’état de déréliction dans lequel il était plongé à cette heure, il céda presque simultanément aux séditieuses objurgations de la procrastination. Et pour s’assurer de ne pas être réveillé en sursaut une nouvelle fois, il débrancha le câble téléphonique de la prise murale et ôta les piles de l’appareil avant de s’en aller rejoindre les bras consolateurs de Morphée…

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