57.

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En ce début de soirée du dernier réveillon du millénaire, la ville bouillonnait d’allées et venues trépignantes et d’un sourd murmure d’irritation mal contenue. Le feu d’artifice offert par la municipalité pour fêter l’évènement promettait d’être grandiose et l’impatience était à son comble. Les touristes amoncelés semblaient des assaillants victorieux trop heureux d’avoir enfin emporté la décision après un siège périlleux et les Niçois, une fois n’est pas coutume, riaient avec eux de bon cœur et daignaient même faire preuve d’une singulière indulgence pour leurs joyeusetés bruyantes et puériles.

Jean, lui, avait d’autres chats à fouetter. Il s’éloignait à pas rapides de la vieille ville, noyau brûlant d’où surgissait l’essentiel de la liesse populaire, pour s’en aller prendre le bus qui traverse l’agglomération niçoise d’est en ouest et rejoindre sa mère, souffrante, qu’il n’avait pas eu le cœur de laisser toute seule en cette si particulière occasion. Il avait manqué de parole à son ami. Mais un ami est un ami et il savait pertinemment que Baptiste ne lui en tiendrait pas rigueur. Il le savait. Et cependant, il avait bien senti, au cours des quelques heures qu’il avait passées avec lui, quelle saveur inédite cette communion d’amitié, dans le plus restreint des comités qui soit, promettait d’avoir pour Baptiste. Occupés qu’ils avaient été avec cette affaire de piano électronique – quelle mouche l’avait donc piqué pour qu’il jugeât cette conséquente dépense aussi urgente que nécessaire ? –, ils n’avaient guère eu de temps pour s’adonner, sans que rien ne les bridât plus, à leur activité favorite : refaire le monde ! Pourtant, Jean avait eu la troublante impression que Baptiste avait des choses à lui dire ce soir-là. Mais en montant dans le bus, il se convainquit de ne pas se laisser aller à un sentiment de culpabilité de mauvais aloi et s’appliqua, tout de go, à imprimer dans sa mémoire la liste précise des quelques achats qu’il avait encore à faire pour offrir à sa mère un chaleureux repas de fête qui fût à même de la distraire de ses importuns et malvenus soucis de santé. Un peu plus tard, une heure peut-être avant le décompte fatidique, il songea à lui téléphoner pour s’excuser une nouvelle fois. Il y songea. Puis il oublia…

Au même instant, à l’autre bout de la ville, Baptiste, mû par une irrépressible nécessité, s’installait devant son piano électronique et se coiffait de son casque stéréo avec un étrange sourire aux lèvres. Il éprouvait un singulier sentiment de plénitude et, en commençant à jouer sa lancinante ritournelle, il se mit à scander, avec la même ferveur que s’il eût entonné un hymne triomphant, les sept syllabes énigmatiques dans le juste ordonnancement de quoi s’évanouissait toute l’incertitude de son dilemme amoureux. Quelques heures auparavant pourtant, il avait senti la mort s’approcher, presque subrepticement, et n’avait rien su faire que s’apprêter à la suivre, docilement. Mais la mort n’avait finalement pas voulu de lui et elle s’en était retournée, sans même une parole, comme un sombre cauchemar que les premières lueurs du jour conjurent…

Il joua, cette nuit-là, jusqu’à quatre heures du matin. Il traversa le siècle et le millénaire dans le commencement d’une furieuse croisade dont il ne connaissait ni l’adversité ni les points cardinaux. Lorsque sonna minuit, dans la ville excitée, cinq cent mille âmes communièrent dans une explosion de joie exubérante et de pétards frondeurs. Le feu d’artifice qui éclata ensuite au-dessus de la mer fut le pompeux point d’orgue de cette païenne consécration. Pendant près de vingt minutes, ainsi, tous les regards furent dressés vers le ciel où la lumière, captive, dansait pour le plaisir des hommes de joyeux cercles circassiens, un peu à contretemps, comme s’il s’était agi de précéder toujours la sourde résonnance de tambours dépassés.

Du fond de son petit appartement niché sur la colline, le casque sur les oreilles, Baptiste était cependant sourd aux soubresauts des siècles. Il répétait inlassablement son motif obsédant sur le clavier de ce muet piano qui ne parlait qu’à son âme et, pour qui l’eût observé à cette heure, il eût semblé porté par la foi rigoureuse et l’humble ascèse des moines copistes du temps jadis. Mais le temps, pour lui, se figeait dans l’ivoire et l’ébène de sa quête impossible et pas le moindre écho de la joie collective de ses concitoyens ne parvint jusqu’à ses oreilles.

Il joua ainsi près de cinq heures d’affilée et pendant ces heures suspendues, comme échappées à la vigilance de Chronos, il fit mille fois, dans une sorte d’aller et retour perpétuel, le chemin entre ces deux ré inflexibles, marches inamovibles d’un minuscule royaume de deux octaves cerné par le néant.

Vers trois heures du matin, dans le bourgeois silence de l’immeuble endormi, Monsieur Mullier, qui habitait le logement situé immédiatement au-dessus de celui de Baptiste, se leva pour rendre à la nature sa juste part des libations de la fête écoulée. Un insolite et presque inaudible martèlement réveilla alors ses sens assoupis. Cela semblait à la fois proche et lointain, comme un écho dont on ne parvient pas à localiser la provenance. Intrigué, il se déplaça d’une pièce à l’autre pour essayer de situer l’origine de ce discret tapement. C’est dans le salon qu’il entendit le plus distinctement ce son étrange et obsédant. Il semblait monter du plancher, irréfragablement, comme s’il se fût insinué entre les lattes du parquet pour s’en venir, sans y paraître rien, déflorer la virginité sonore de la nuit incrédule. L’extrême régularité de ces clapotements plaidait pour une cause mécanique. Cela venait donc probablement de la vétuste tuyauterie de l’immeuble. Il se promit d’en parler au représentant du syndic dès qu’il le croiserait et s’en fut se recoucher en bâillant de fatigue…

À quatre heures du matin, lorsque Baptiste émergea de la transe hors du monde et du temps au cours de laquelle il était, sans relâche et jusqu’à l’épuisement, remonté jusqu’à sa source puis redescendu, puis remonté et redescendu encore, puis remonté et redescendu encore et encore, du fleuve nourricier qui traversait de part en part la mappemonde de ses fantasmes, il ressentit les effets d’une immense fatigue et dut rendre les armes. Il était exténué, vidé de toute force, et s’en fut s’allonger sur son lit, la tête vide et le corps si las qu’il se trouva bientôt comme perclus d’hébétude. Il eut alors la vision effrayante d’un catafalque où il gisait, dépouille lamentable, entouré par les eaux. Le catafalque ensuite se mua en radeau et les eaux immobiles en fleuve débonnaire. Il voguait maintenant, conscient de tout, maître de rien. Puis les images d’un étrange bateau à vapeur – ou s’agissait-il d’un jouet d’enfant ? – projeté d’une rive à l’autre par les rapides impétueux d’une rivière amazonienne se substituèrent soudain à cette errance sans devenir. C’était la Molly-Aïda, ce navire disproportionné qui incarnait, avec le délirant personnage interprété par Klaus Kinski, toute la démesure de l’entreprise de Werner Herzog lorsqu’il entreprit la réalisation d’un des projets cinématographiques les plus fous de toute l’histoire du septième art : Fitzcarraldo. Baptiste avait vu ce film à la cinémathèque de la ville quelques semaines auparavant au cours d’une rétrospective consacrée au génial mais ô combien troublant acteur allemand. Il s’endormit, ainsi, au son de la voix de Caruso sortant d’un gramophone et retentissant soudain dans la jungle profonde. Dans l’immeuble, les sourds clapotements avaient enfin cessé…

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