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Le récit que je veux à présent faire de la dramatique descente aux enfers que constitue la fin de cette histoire sera, tout à la fois, une restitution aussi fidèle que possible de la relation qui m’en a été faite par divers témoins indirects – mais tout à fait dignes de confiance – et une fiction aussi réaliste que possible dont je serai bien évidemment l’auteur mais dont je ne me souviens hélas pas d’avoir jamais été le sujet. Cette très courte période de ma vie demeure en effet pour moi un mystérieux trou noir et les très rares réminiscences se rapportant aux événements qui se produisirent les jours suivants sont tout ce qu’il y a de plus sujet à caution. Je me demande d’ailleurs dans quelle mesure elles ne sont pas des constructions a posteriori, échafaudées à partir des quelques témoignages recueillis auprès de mes proches ou de mes voisins. Qu’elles soient des souvenirs personnels plus ou moins fantasmés ou bien une sorte de synthèse des déclarations de mon entourage de l’époque n’a cependant pas beaucoup d’importance. Ce qui m’importe ici, c’est de mettre en lumière la formidable tempête qui s’est indéniablement déchaînée sur les flots de mon âme pour donner à comprendre quels dangers j’ai courus et à quel naufrage désastreux j’ai finalement réchappé…

Mais je m’aperçois maintenant qu’il est peut-être temps, à ce tournant de mon histoire, d’éclairer le lecteur sur les circonstances fortuites et les raisons précises qui m’ont poussé à entreprendre une relation aussi fidèle à la réalité que possible – d’aucuns diront : clinique – de ces quelques semaines qui furent sans doute les plus éprouvantes et les plus rocambolesques de toute ma vie…

Ainsi que je l’ai déjà laissé entendre, je n’ai conservé aucun souvenir des faits postérieurs à cette soirée du dernier jour de l’année 1999. Comme si je m’étais endormi au deuxième millénaire et ne m’étais réveillé qu’un millénaire plus tard ! Lorsque, littéralement, je revins à moi dans le courant de la deuxième quinzaine de janvier, je fus surpris de me trouver prisonnier d’une chambre close, à la fenêtre grillagée, dans un endroit que je ne reconnaissais pas. On eût tôt fait de m’apprendre que j’étais interné en hôpital psychiatrique depuis presque trois semaines. J’y passai encore quelques jours puis l’on m’autorisa à entreprendre une prudente convalescence au sein du cercle de mes proches, dans la maison de mon enfance, sous la surveillance attentive de mes parents. Les souvenirs que je conserve de cette période d’hospitalisation suivie de ma « mise en observation » à domicile sont assez flous et je gage que les médicaments que l’on m’avait prescrits alors sont largement responsables de ce brouillard mémoriel. Je sais, en revanche, que cette convalescence fut la source de persistants non-dits dans la sphère familiale où, par compassion sincère autant que par le fait d’une bien compréhensible curiosité, chacun cherchait à comprendre ce qu’il m’était réellement advenu pour que l’on en arrivât à prescrire mon internement dans un asile d’aliénés.

La vérité, c’est que j’étais parfaitement incapable d’expliquer à qui que ce fût ce qu’il avait bien pu se passer avant que les pompiers ne me découvrissent dans l’état de profonde hébétude et de perte de contact avec la réalité qui était le mien lorsqu’ils pénétrèrent dans mon appartement le mardi 4 janvier 2000 à une heure de l’après-midi. Je suis d’ailleurs resté dans cet état d’incapacité aveuglante pendant plus de vingt ans ! Mais la chose était bien difficile à croire et si les médecins de l’hôpital psychiatrique vinrent plusieurs fois à ma rescousse pour attester la réalité de ma partielle amnésie, peu de mes proches acceptèrent sans la mettre plus ou moins ouvertement en doute la trivialité d’une telle explication. Je ne jouais pourtant aucune comédie. Un insondable gouffre me tenait lieu de passé récent dont je n'étais pas en mesure de distinguer le fond. Elle s’y trouvait peut-être, alors, dissimulée dans un recoin inaccessible à la lumière, attendant que je m’en vinsse la ravir à Hadès et la restituer au monde. Mais je n’en fis rien car je ne me doutais pas seulement qu’elle eût jamais existé. Une prodigieuse pulsion de vie allait bientôt me projeter tout entier vers l’avenir et, quelques mois à peine après cet épisode mystérieux, j’avais tourné la page et n’en conservais finalement qu’un motif, dénué de tout pathos, de me moquer de moi-même comme de la persévérante incrédulité de mon entourage.

Pendant plus de vingt ans, ainsi, je suis demeuré dans l’ignorance absolue ou, plus exactement, dans l’amnésie totale de cette picaresque aventure amoureuse. Lorsque je repris possession de mon appartement, quelque temps après ma sortie de l’hôpital, ma mère avait déjà, avec un zèle un peu inquisiteur, procédé à un ménage intégral et minutieux doublé d’un rangement généralisé et j’eus l’impression un peu désagréable de pénétrer dans un lieu qui ne m’était pas aussi familier que ce que j’aurais aimé qu’il fût à ce moment-là. Je découvris néanmoins avec surprise qu’on y avait installé un piano électronique et je fus encore plus surpris, quelques jours plus tard, d’apprendre que c’était moi qui en avais fait l’acquisition accompagné de mon ami à la toute fin de l’année précédente en étant parfaitement averti du fait que les haut-parleurs ne fonctionnaient pas ! Ce fait datant de la période dont je ne parvenais pas à me souvenir fut, lorsque je l’appris, le déclencheur d’une vaine et fort heureusement pusillanime résolution en vertu de quoi je me mis en tête de reconstituer l’enchaînement des évènements depuis la fin de l’automne précédent jusqu’au fatidique 4 janvier. Je menai alors l’enquête auprès de mes voisins et de toutes les personnes de ma connaissance susceptibles de m’apprendre le moindre fait notable. Certains de ces voisins firent état d’un exercice nouveau qui, pendant quelques jours, prit la forme d’une lancinante « rengaine » entendue longuement et répétitivement à certaines heures de la journée puis d’un inhabituel silence qui s’en était suivi et avait fait accroire à certains d’entre eux que j’étais parti en vacances. Au nombre de mes plus proches connaissances, seuls ma mère – avec qui j’avais déjà maintes fois fait le tour de la question avant même que je ne me lançasse dans ces investigations – et mon ami du vieux-Nice surent vraiment m’éclairer sur quelques points précis. Lui, ainsi, m’apprit les circonstances de l’acquisition du piano et me conta par le menu la mystérieuse journée du 31 décembre au cours de laquelle il m’avait prêté main forte pour transporter l'instrument du magasin jusqu’à l’appartement avant de me faire faux bond pour le dîner du réveillon en raison de l’état de santé de sa mère. Il ne fit cependant pas référence à la composition que je lui fis entendre, cet après-midi-là, pour la soumettre à son appréciation. Peut-être avait-il déjà oublié ce fait insignifiant ou probablement avait-il inconsciemment considéré que cet interlude musical n’était pas de nature à nous apprendre quoi que ce fût relativement à mon « pétage de plomb » ainsi qu’il se plaisait à qualifier ce qui m’avait réduit à être interné pendant trois semaines à l’hôpital Sainte Marie.

Je déduisis de tous ces témoignages que ma raison avait probablement commencé de défaillir autour du 1er janvier. C’est à partir de cette date, en effet, que plus personne n’entendit parler de moi. J’avais vraisemblablement décroché mon téléphone et n’avais sans doute plus mis le nez dehors avant que l’on s’en vînt me sauver de moi-même…

Mon enquête ne me mena pas beaucoup plus loin. La vie continuait. Je me remis promptement au travail et je finis par obtenir le poste que je m’étais, six mois auparavant, mis en tête de décrocher. Ma carrière décolla subitement et quelques mois plus tard, j’emménageais à Paris après avoir, non sans un certain soulagement mais aussi un authentique pincement au cœur, restitué les clefs de mon petit appartement du Mont Boron à sa propriétaire.

J’imagine aisément, à présent, dans quelle circonspection ces soudaines révélations auront pu plonger le lecteur et je me rends bien compte que je ne puis en rester là sans manquer à mon devoir d’exactitude, de cohérence et de véracité. Mais, pourvu qu’on me le pardonne ! je m’en vais d’abord achever le récit de cette incroyable aventure en parcourant à la manière d’un explorateur intrépide les vierges étendues de ce passé irrémédiablement perdu. Le lecteur l’aura compris, j’ai miraculeusement recouvré la mémoire de tous les évènements qui ont précédé le premier jour du troisième millénaire de notre calendrier grégorien. J’en ai même retrouvé les plus infimes détails et c’est l’ensemble de ces abondants souvenirs que j’ai antécédemment retranscris ici pour conter par le menu l’étonnante mutation que cette histoire amoureuse produisit alors sur moi. Je ne manquerai pas, en guise d’épilogue à ce récit, de donner au lecteur la clef de cette énigmatique révélation en lui narrant la récente découverte qui m’a permis de reprendre possession de cette partie de ma mémoire oblitérée où se cachaient Annabelle, Annabella et mon incroyable et, quoi qu'on en dise, exaltante épopée amoureuse. Mais pour l’heure, fi de la vérité ! et place à la fiction…

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