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Je procédai alors à l’état des lieux de mon garde-manger pour évaluer ce qu’avec les victuailles disponibles il me serait possible de cuisiner. J’avais, la veille, acheté une libérale provision de légumes variés pour préparer ma marmite de soupe hebdomadaire. Un jeune homme d’à peine trente ans tout pétri d’inquiétantes manies et habitudes de vieux garçon, voilà ce que j’étais ! Mais je n’en avais pas honte. L’hiver était pour moi – et l’est toujours d’ailleurs - la saison bénie des potages, des veloutés ou des minestrones et je n’aimais rien tant que concevoir une nouvelle recette pour découvrir, en retour, d’inattendues et succulentes saveurs. Qu’on me pardonne cette oiseuse digression : la soupe incarne, à mon goût, tout à la fois la plèbe et l’aristocratie de la gastronomie, pour ne pas dire de l’art culinaire. Elle n’est l’apanage d’aucune nation ou quelque autre communauté humaine, d’aucune école ni d’aucune tradition. Elle est, en quelque sorte, un bien commun, universellement partagé, qui réchauffe et les cœurs et les corps des plus misérables tout autant que les corps et les cœurs des plus privilégiés…

J’avais également renouvelé le contenu de ma cloche à fromages et acheté quelques fruits au nombre desquels deux bananes, déjà presque trop mûres et destinées à finir réduites dans un bain de caramel à la poêle, constitueraient le dessert idéal. Je disposais donc là de suffisamment d’ingrédients pour me concocter un honorable menu de réveillon. Si modeste fût-il, j’espérais en outre que le temps consacré à sa confection puis à sa dégustation allait utilement continuer de me divertir du farouche accablement que le coup de téléphone de mon frère avait providentiellement réussi à contenir.

Parce que la cuisine est un formidable espace de création où l’intuition la plus exubérante le dispute au savoir-faire le plus académique sans que l’on puisse se priver ni de l’une ni de l’autre, j’ai toujours pris un authentique plaisir à me mettre aux fourneaux. Et malgré les circonstances pourtant peu favorables à la réjouissance, ce soir-là n’échappa pas à la règle. Ainsi que tout un chacun rétif à la désespérance, je ne fus pas long à me persuader que son répondeur téléphonique s’était effectivement trouvé débranché lorsque j’avais de nouveau tenté ma chance en milieu d’après-midi. Cette rassurante explication me tint sans doute opportunément lieu de béquille psychique au cours de ce frugal et solitaire banquet dont je fus à la fois et l’artisan vétilleux et l’indulgent convive…

Il était presque dix-neuf heures lorsque je m’installai devant la table du salon avec mes ustensiles, mes bacs et mes légumes pour éplucher et débiter ceux-ci en morceaux plus ou moins volumineux selon qu’ils mettraient plus ou moins de temps pour cuire suffisamment et parfumer le bouillon. Je commençais invariablement la réalisation de toutes mes soupes en faisant longuement « transpirer » oignons et poireaux dans un généreux filet d’huile d’olive au fond de la marmite. Je m’attaquai donc d’abord à ces deux-là qui ne manquent jamais de tirer d’abondantes larmes au marmiton, fût-il le plus insensible des hommes, comme s’il fallait absolument qu’il parût se morfondre en leur tranchant le cou. Je ne fus pas épargné bien sûr et les premiers picotements me vinrent aux yeux presque immédiatement. Après que j’eus réduit mon second oignon en bâtonnets dociles, je me mis à pleurer sans parvenir le moins du monde à réfréner cette intempestive incontinence de mes glandes lacrymales. Ces pleurs, pourtant bien naturels et somme toute attendus, produisirent sur moi un singulier effet. Je m’appliquais encore, à cette époque-là, à faire le moins souvent possible état de ma sensibilité. Qu’une triste nouvelle m’eût indirectement affecté, qu’une scène de liesse dans un film quelconque m’eût proprement bouleversé ou qu’une humble manifestation de solidarité m’eût simplement impressionné, je prenais toujours garde alors à dissimuler mon émotion et discrètement essuyer mes larmes avant qu’on pût les voir dégouliner sur mes joues. Il y allait sans doute autant d’une pudeur légitime que d’un virilisme de mauvais aloi mais soyons indulgents : que sait-on de la vie lorsque l’on n'a que trente ans à peine ?

J’étais étrangement perplexe. Quelque chose ne tournait pas rond. N’avais-je pas, pourtant, toutes les raisons de pleurer ce soir-là ? Probablement si. Mais je n’avais pas coutume de m’apitoyer sur mes propres déconvenues. Ces larmes n’étaient rien de plus qu’une triviale réaction mécanique de mon organisme à un stimulus extérieur tout à fait ordinaire, voilà tout. Je ne pleurais ni sur mon sort ni sur celui de mes légumes. Et j’évacuai cette déroutante confusion métaphysique d’une boutade bien sentie en m’exclamant soudain : occupe-toi tes oignons !

Je crois bien qu’en matière de drôlerie, cette plaisanterie constitua le point culminant de cette sinistre soirée et, je ne crains pas de le proclamer ici, ce réveillon du jour de l’an fut sans doute le plus dénué de fantaisie de toute mon existence ! La soupe néanmoins fut suffisamment remarquable pour que je prisse la peine d’en noter les proportions exactes. Et si le souvenir de ce repas, rangé dans quelque obscur compartiment de mon cerveau, m’est longtemps resté inaccessible, j’ai peut-être maintes fois manqué de le raviver en feuilletant mon cahier de recettes personnelles à la recherche d’un mets qui fût un peu original pour régaler d’occasionnels invités ou, plus prosaïquement, réintroduire un peu de diversité dans mon régime alimentaire que la paresse, la procrastination et un chronique manque de temps auront fini par rendre un peu trop uniforme et stéréotypé.

En dégustant mon repas, naturellement, je me remis à songer à elle et au tour qu’aurait pu prendre ce dîner si j’avais eu le glorieux privilège de le savourer en sa compagnie. Mais si je me gardais bien de rédimer ma fertile imagination – laquelle s’en donnait à cœur joie pour échafauder des scenarii tous plus chimériques les uns que les autres – je ne pouvais m’empêcher de buter chaque fois sur cette irrésolution fatidique au moment de prononcer son prénom. Si bien que, sans que j’y prisse garde, mon obsédante rengaine s’instilla subrepticement dans mon esprit pour constituer d’abord le discret fond sonore de mes aventures fantasmées avant de devenir cette sorte de formidable chant des Sirènes auquel je ne pus résister bien longtemps.

Il n’était pas encore vingt-trois heures lorsque je finis de racler les dernières traces de caramel sur le fond de mon assiette de bananes cuites et, me trouvant tout soudain désœuvré, je m’en fus répondre à l’appel de ce qui, dans les jours qui suivirent, allait devenir sans que j’eusse seulement pu m’en douter, l’instrument de ma propre torture et le funeste véhicule de mon voyage au-delà des frontières de la raison. En m’asseyant sur le tabouret de mon piano électronique et en me coiffant de mon casque stéréo, à une heure à peine de l’apothéose d’une liesse populaire à quoi mon négligent ange gardien avait omis de me convier, je n’avais pas d’autre désir que de me rapprocher d’elle, à ma manière, en confiant à la musique et son intrinsèque transcendance le soin de me guider vers l’acmé triomphante de notre histoire balbutiante.

Comme je me trompais ! Lorsque retentit dans mes oreilles l’accord produit par les deux premières notes de ma diabolique composition, je me mis à entonner le cantique claudiquant qui en était la source : A – nna – bell’ – A – nna – bel – la, A – nna – bell’ – A – nna – bel – la, A – nna – bell’ – A – nna – bel – la… Ah ! Que n’ai-je été plutôt amoureux de la lune ! En claironnant ainsi le verbe de mon dilemme et en suivant, dans leur quête insensée, la voie tracée par mes propres mains, ce soir-là, je m’engageai irrémédiablement sur le chemin maudit qui allait à jamais me séparer d’elle…

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