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Eût-elle disposé d’un appareil semblable au mien qu’il lui eût été possible, en effet, d’identifier le dernier numéro appelant et de le rappeler, sans avoir même à le composer, en deux ou trois pressions de touches. Cette fois-ci, l’hypothèse n’était pas invraisemblable et, me levant pour prendre le combiné en main, j’éprouvai un bien singulier – quoique fort présomptueux – soulagement. M’étant si promptement persuadé qu’elle était effectivement à l’autre bout du fil et que, douée de cette prodigieuse intuition que la sagesse populaire n’attribue qu’aux représentantes de son genre, elle était probablement déjà avertie de l’identité du mystérieux correspondant qui avait par deux fois cherché à la joindre, je m’étais subséquemment imaginé qu’en voyant s’afficher sur mon petit écran digital les dix chiffres composant son numéro de téléphone, j’allais m’apercevoir que ma mémoire ne m’avait finalement pas fait défaut et que je devais le désappointement consécutif à mon deuxième appel – et l’épisode de sourde panique qui s’en était suivi – au simple fait qu’elle avait désactivé son répondeur vocal.

En vérité, je n’eus guère le temps de me réjouir. Ce petit écran bleu, qui promettait ma délivrance l’instant auparavant, n’affichait rien de plus que cette déconcertante formule : « Appel externe ». Cela voulait tout dire et ne rien dire à la fois mais j’avais remarqué que, dans la plupart des cas, ces deux mots constituaient la seule information que l’opérateur téléphonique fût en mesure de me prodiguer lorsque l’appel provenait de l’étranger. Je compris immédiatement qu’il s’agissait de mon frère. Installé depuis une dizaine d’années au Québec où il avait, contre toute attente, réussi à s’adapter aux rigueurs du climat - qu’il se plaisait à qualifier de « bi-polaire » en ce qu’il possède à la fois les caractéristiques de celui du pôle nord et de celui du pôle sud – en se réchauffant au creux des bras d’une jolie canadienne rencontrée lors d’un voyage scolaire l’année de leurs dix-sept ans. Mis au fait de la possibilité du décollage tant attendu de ma carrière pianistique par ma mère – que j’avais pourtant invitée à la plus grande discrétion tant que le contrat n’aurait pas été signé –, il m’appelait maintenant une ou deux fois par mois pour me toucher deux mots, sans avoir l’air d’y toucher ! à propos du formidable dynamisme de la scène québécoise et des multiples portes sur le « marché » américain qu’elle était susceptible d’ouvrir en quelques concerts à peine.

J’hésitai un instant. Je n’avais pas vraiment envie de faire la conversation, à qui que ce fût d’ailleurs, et je dus prendre sur moi pour finalement me décider à lui répondre. N’ayant pas si souvent que cela l’occasion de venir nous voir, il était attaché à ce contact avec les siens – fût-il par défaut – que permettait le téléphone à l’occasion des réjouissances communes aux deux rives de l’Atlantique. Et il avait coutume de nous souhaiter la bonne année avec quelques heures d’avance au prétexte que le décalage horaire nous empêchait quoi qu’il en fût de procéder ensemble au décompte fatidique et qu’il était ainsi le premier à le faire !

C’était bien lui, en effet, et je fus, au bout du compte, bien avisé de décrocher car notre conversation me força à penser à autre chose pendant une quarantaine de minutes et me permit d’évacuer doucement toutes les tensions accumulées au cours des heures précédentes. Je fus certes évasif sur les raisons qui justifiaient que je ne fusse ni chez mes parents ni en « bonne compagnie » pour fêter le réveillon du jour de l’an mais fort heureusement il n’insista pas sur ce point et nous dissertâmes de mille autres choses pour mon grand soulagement. Les babillements de ma petite nièce, qui avait tout juste commencé de faire ses premiers pas, finirent de me requinquer et lorsque je raccrochai, après que nous nous fûmes souhaité le meilleur pour l’année à venir, je ressentais un étrange apaisement, nourri de flegme et de sérénité mêlés, où les inquiétudes éprouvées trois quarts d’heure plus tôt semblaient n’être plus qu’un lointain souvenir qu’il était sage de ne pas raviver. En réalité, cet intermède providentiel m’avait, en m’empêchant de ruminer des pensés infécondes pendant toute la durée de l’appel, provisoirement fait oublier la perte du ticket de caisse et ses conséquences funestes pour l’avenir de cette improbable histoire amoureuse.

J’étais encore dans cet euphorisant état d’esprit lorsque je me rendis compte qu’il était maintenant pas loin de dix-neuf heures et que, suite au désistement impromptu de mon ami et aux « péripéties » qui succédèrent à son départ, je ne m’étais pas donné la peine de m’en aller faire les courses – que nous serions allés faire ensemble si les chose s’étaient passées comme prévu – pour préparer un repas de fête digne de ce nom. Il me fallait donc prendre une décision rapide : courir jusqu’au supermarché d’à coté en espérant que l’heure de fermeture n’aurait pas eu été avancée de façon exceptionnelle pour permettre aux employés de rentrer chez eux un peu plus tôt que d’habitude ou rester au chaud et me contenter de ce qu’il restait de mes achats de la veille et du contenu de mes placards pour élaborer un dîner de réveillon improvisé qui aurait au moins le mérite de ne pas manquer d’originalité.

Je ne tergiversai pas longtemps. En songeant à la froidure mordante qui ne manque jamais de succéder aux belles journées d’hiver ensoleillées dès la tombée de la nuit, j’optai pour l’alternative la plus casanière sans le moindre dépit.

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