52.

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Mais où était ce petit morceau de papier au moyen de quoi elle avait suggéré à ma trop transparente gaucherie de céder la place à une témérité ad hoc, au moment voulu, afin qu’une chance nous fût offerte de nous revoir dans d’autres circonstances, autrement plus favorables ? Où l’avais-je rangé ? L’avais-je rangé quelque part d’ailleurs ? Il me souvenait vaguement de l’avoir extrait de la pochette de ma chemise où je l’avais glissé à la suite de l’intervention de cet adolescent amène, providentiel deus ex machina de ma propre destinée, qui m’était venu en aide dans la rue deux jours auparavant. Je me voyais donc l’en retirer mais, curieusement, j’étais incapable de me remémorer la suite de cette scène capitale.

Quand cet épisode s’était-il produit ? Sans doute avait-ce été dans l’après-midi ou la soirée du vingt-neuf décembre. Je tâchai alors de rejouer en pensée le film de cette journée à partir du moment où j’étais rentré à l’appartement pour identifier cet instant décisif et en réanimer le souvenir. Tandis que je fermai les yeux, plusieurs situations me revinrent immédiatement en mémoire dans un pêle-mêle incohérent d’images plus ou moins floues qui me donna le tournis. Mû par une sorte de réflexe incompréhensible, je m’enfonçai profondément dans le canapé, comme pour m’empêcher de perdre l’équilibre, en me calant entre les deux coussins qui en constituaient le dossier et je me concentrai tout entier sur cet anarchique ballet de réminiscences dans le déroulé de quoi se trouvait forcément la scène que je cherchais à ressusciter. Je parvins ainsi à retracer dans ses grandes lignes le cours de cette journée si riche en émotions qui m’avait vu naviguer sur des flots sans cesse changeants, soumis tantôt aux vents tempêtueux de la confusion amoureuse, tantôt aux courants favorables de l’euphorie créatrice.

Un fait me revint alors à l’esprit qui s’en vint se télescoper avec un autre, de même nature, qui s’était produit juste avant que je ne m’en allasse rejoindre mon ami dans le vieux-Nice. Ce mercredi après-midi, tout comme ce matin même, je m’étais adonné, dans une singulière coïncidence de frénésie, à des tâches ménagères et je me rendis compte que ces deux événements, si anodins qu’ils pussent sembler à tout autre que moi, constituaient probablement les actes cruciaux d’une pièce de théâtre digne des plus pathétiques tragédies de Racine et Corneille réunis. Quoique je ne parvinsse toujours pas à me souvenir de l’endroit où j’avais pu déposer mon précieux ticket de caisse, je fus alors saisi d’une suffocante angoisse en me persuadant soudain d’avoir commis l’irréparable, quelques heures auparavant, en jetant à la poubelle tous les emballages, journaux, reçus et morceaux de papier usagés qui traînaient dans l’appartement sans le moindre discernement…

Je n’avais pas une seconde à perdre ! En sortant de l’immeuble, le matin même, j’avais déposé ma poubelle dans le conteneur collectif de la copropriété et je me pris à espérer qu’elle y fût encore. Je bondis alors de mon canapé et, sans même prendre la peine de refermer la porte de l’appartement derrière moi, je dévalai à toute allure les quelques escaliers qui séparaient mon palier du local à ordures. En pénétrant dans cet exigu purgatoire des déchets ménagers, j’étais encore nanti d’une confiance en quelque bonne étoile qui avait jusqu’alors remédié à mon incontestable impéritie en matière de conquête amoureuse mais en constatant que la remise avait été vidée de ses bacs à ordures, je me trouvai soudain accablé par un découragement formidable et je me pris à me maudire à haute voix en des termes qui n’étaient pas choisis pour exprimer ne fût-ce que la moindre indulgence.

Cette sentence prononcée, je restai là, interdit et incapable même de la plus inepte réflexion, et je serais demeuré dans cette posture incongrue pendant quelques siècles encore si je n’avais été rendu à la réalité par un bruit familier provenant de l’escalier extérieur qui donne accès à la porte d’entrée de l’immeuble depuis la ruelle dans laquelle il est situé. Ce bruit bien particulier provoqua comme un choc électrique en moi, lequel fut sans doute le résultat d’une brusque montée d’adrénaline. Il s’agissait en effet du battement régulier, presque métronomique, qui retentit, à chaque marche franchie, lorsque le gardien sort les poubelles de la copropriété afin de les disposer sur la voie publique où les éboueurs se chargent ensuite d’en évacuer le contenu. Il me restait donc une ultime chance de conjurer le sort et, dans la seconde même, je me surpris à sauter au-dessus des dernières marches de la cage d'escalier avant de courir frénétiquement à travers le hall pour rattraper le gardien dans sa course funeste, laquelle n’avait d’autre issue que de vouer aux flammes de l’enfer mon talisman miraculeux.

Parvenu devant la porte en verre transparent de l’immeuble, je pris soudain conscience du ridicule à quoi mon empressement à fouiller dans les poubelles communes ne manquerait pas de m’exposer et je me fis violence pour laisser à ce potentiel témoin d’une furie inappropriée le temps de me laisser le champ libre. Les éboueurs ne passeraient de toutes façons pas avant le milieu de la nuit et je n’avais pas à craindre qu’ils surgissent inopinément avant que je n’eusse eu l’occasion de récupérer mon bien. Je m’apprêtais donc à stratégiquement battre en retraite vers l'étage supérieur pour n’éveiller aucun soupçon – mais quels soupçons aurais-je bien pu éveiller en vérité ? – lorsque je vis se profiler l’ombre d’une créature démoniaque sur le parvis du bâtiment.

L’accès à la rue se faisait en effet par un cheminement en forme de « L » majuscule inversé dont la partie la plus longue était constituée par des escaliers en provenance de la ruelle et la partie la plus courte par un parvis de plain-pied cerné par un mur en terrasses d’un côté et par la haie du jardin d’un des appartements de la copropriété de l’autre. Un second mur, constitutif des limites avec la résidence voisine, longeait par ailleurs les escaliers sur toute leur longueur si bien que l’accès à l’immeuble figurait une sorte de corridor ascendant à angle droit et qu’il n’était pas possible de voir, depuis le seuil du bâtiment, si quelqu’un avait commencé de gravir les escaliers avant que ce quelqu’un ne parût sur le parvis terminal.

Dans la nuit déjà noire de ce début de soirée de décembre, je fus donc averti de l’imminente apparition du gardien par la projection de son ombre sous la lueur de l’éclairage collectif extérieur. Il semblait gigantesque ! Et le bruit qui l’accompagnait, pareil à une claudication, me le fit prendre alors pour un Quasimodo des temps modernes animé d’intentions interlopes. Je n’eus cependant pas le loisir de divaguer ainsi bien longtemps. Aussi rapidement que j’avais repris espoir, je fus à nouveau plongé dans le plus lamentable des désarrois. J’avais compris ce que l’apparition de ce fantasmatique personnage signifiait et je dus me rendre à l’évidence : le gardien n’était pas en train de descendre les poubelles pleines mais, hélas ! de remonter les conteneurs vides. Une fois n’est pas coutume, en ce jour de réveillon festif, la tournée des camions de la voirie avait sans doute été anticipée afin que les agents municipaux pussent eux aussi et non moins que quiconque profiter de ces réjouissances…

J’enrageai ! Et, comme un goujat de la pire espèce, je ne pris pas même le soin de rendre à ce brave homme le « bonsoir ! » jovial qu’il me lança. Probablement espérait-il que je lui épargnerais la peine de sortir son trousseau de clefs en lui ouvrant la porte avant qu’il n’eût à le faire lui-même mais je n’en fis rien et, tournant les talons sans autre forme de procès, je remontai dans mon appartement le cœur submergé de rage et de dépit.

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