51.

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Malheureusement, nous n’eûmes pas le loisir d’en discuter davantage car il était maintenant temps pour lui de me quitter. Je le priai d’adresser mes meilleurs vœux à sa mère tout en lui souhaitant un prompt rétablissement. Puis, nous nous souhaitâmes à notre tour, avec un peu d’avance et non sans faire une ironique allusion à notre éducation religieuse, une année à venir qui fût prodigue en bénédictions de toutes sortes. Je ne sais ce qu’il en était de son côté mais pour moi, je n’eus alors rien demandé au Ciel qu’une unique faveur si j’eusse eu quelque espérance de me voir exaucé : qu’il permît la naissance d’une véritable histoire d’amour entre elle et moi. Mais, à la vérité, il eût été bien imprudent de s’en remettre à la Providence et de compter sur autre chose que la fermeté de mes résolutions pour parvenir à un tel résultat. Tout ne dépendait que de moi, je le savais, et j’allais bientôt devoir agir pour donner à cette exaltante perspective une chance de se concrétiser.

Mon ami parti, je me retrouvai seul et plus rien ne m’empêchait alors de retourner au combat ! Il était presque quatre heures de l’après-midi ce vendredi trente-et-un décembre et je me pris tout soudain à rêver d’une ultime et glorieuse bataille qui verrait mon triomphe couronné par la reddition des légions de son cœur… C’est alors que, mû par une témérité presque hallucinatoire, je bondis vers le téléphone et, saisissant le combiné, je m’installai solennellement sur le canapé pour tenter ma chance une nouvelle fois. Ne fus-je pas sitôt assis que je me remémorai ma précédente tentative et cette pénible évocation refroidit immédiatement mes ardeurs. Que se passerait-il si je tombais encore sur son répondeur ? N’était-il pas judicieux de prudemment me préparer à pareille éventualité ?

Je posai donc le combiné téléphonique à côté de sa base, sur le petit guéridon de ma grand-mère, et commençai de réfléchir au texte d’un message que je pusse y déposer et qui fût susceptible de lui donner envie d’y répondre favorablement. Je me cassai la tête ainsi pendant près d’un quart d’heure avant de prendre soudainement conscience du péril potentiel auquel je me fusse imprudemment exposé en lui laissant un message à quelques heures à peine d’un réveillon pour lequel il était difficilement concevable qu’elle n’eût pas, depuis un certain temps, pris ses dispositions. Je risquais en effet de convertir ma propre soirée du réveillon en une éprouvante « drôle de guerre » dont l’issue eût fort bien pu prendre les allures d’une traumatisante Bérézina ! En sachant pertinemment qu’il y avait de grandes chances pour qu’elle fût déjà sortie à ce moment de la journée et qu’elle n’eût pas prévu de rentrer chez elle avant une heure fort tardive, n’allais-je pas me condamner à une attente aussi douloureuse que dénuée d’un espoir légitime ?

Je me raisonnai donc et me résolus, dans le cas où elle ne me répondrait toujours pas, à en user de la même façon que la veille lorsque j’avais raccroché avant le déclenchement de l’enregistreur. J’avais encore en moi toute la hardiesse de mon premier élan et je repris en main le combiné téléphonique pour mener à son terme - quel qu’il fût - cette nouvelle tentative.

Mon sort allait-il se jouer ce soir ? Ce serait à elle d’en décider, bien sûr, mais – je ne sais ni pourquoi, ni comment – en composant son numéro sur le clavier de mon appareil à cet instant si déterminant pour mon avenir, j’étais nanti d’une singulière confiance en moi qui me galvanisait.

Comme la veille, la succession progressive des sonneries instilla dans mon âme une insidieuse angoisse à quoi des manifestations physiologiques similaires à celles que j’avais eu à subir précédemment dans les mêmes circonstances donnèrent corps. Elles étaient cependant d’une mesure notablement moins incapacitante. Sans doute était-ce le fait du conquérant état d’esprit dans lequel je me trouvais et, comme si l’expérience m’avait conféré un propice et inespéré sang-froid, je me concentrai tout entier sur le décompte des sonneries successives.

Elles retentirent ainsi, l’une après l’autre, et j’avais presque l’impression qu’elles étaient animées d’une intentionnalité perfide, d’une sorte de cruauté sadique, tant chacune semblait se faire l’écho de la précédente pour amplifier la sournoise déréliction dans laquelle leur cadence inexorable m’enfonçait progressivement. Lorsque la neuvième se fit entendre, je sus que tout espoir était perdu. Elle n’était pas chez elle et ne le serait probablement pas avant le lendemain. Ma nouvelle tentative s’échouait donc là, sur le même écueil que la veille, mais je n’en éprouvai, aussi curieux que cela puisse paraître, qu’un dépit relatif. Une sorte de consolation simultanée, en effet, me rendit en un instant tous mes sens et ma vivacité d’esprit. Et je me réjouis alors du plaisir que j’allais tout de même recevoir, comme une récompense pour ma hardiesse inattendue, en entendant de nouveau sa mélodieuse voix résonner dans l’écouteur de cet impotent messager de fortune qu’était mon combiné téléphonique.

Cette fois-ci, cependant, la neuvième sonnerie alla jusqu’à son terme et ce fut un silence glacial qui lui succéda. Le répondeur ne s’était pas déclenché et là où je m’attendais à retrouver le plus doux des sons que les ondes eussent jamais transporté, une lugubre et déconcertante dixième sonnerie s’en vint me plonger dans une débilitante sidération. Je restai interdit. Un silence à nouveau. Puis une onzième. Puis un silence encore. Puis une douzième…

Sans même appuyer sur le bouton destiné à mettre fin à l’appel, je posai l’appareil sur le canapé à côté de moi et je me saisis la tête à deux mains en poussant un soupir interminable comme pour évacuer toutes les tensions qui venaient de s’accumuler en moi. Je voulais comprendre ce qui m’arrivait. Ce à quoi je m’étais préparé n’était finalement pas advenu et je ne parvenais pas à saisir la nature exacte de l’anicroche qui s’en était venue entraver la réalisation de mon plan de bataille.

Au bout de ce qui fut sans doute une longue minute de confusion, toutefois, je retrouvai mes moyens et j’analysai posément les données du problème. Deux possibilités se présentèrent à moi : soit elle avait débranché son répondeur téléphonique, soit j’avais fait une erreur en composant son numéro sur le clavier du combiné. Cette seconde explication provoqua un formidable branle-bas de combat dans tous les compartiments de mon cœur. Au moment même où je la formulai, elle rejeta la première aux oubliettes et s’installa aux portes de la forteresse de ma raison, pareille à l’avant-garde zélée des armées d’un despote furieux, pour commencer d’en établir le siège en attendant le renfort de ces troupes, plus nombreuses et plus déterminées encore, qui n’allaient pas manquer de parachever ma disgrâce…

Il fallait, sans attendre un seul instant, que je vérifiasse la réalité de cette alarmante hypothèse. Pour ce faire, je n’avais qu’à reprendre en main le combiné qui gisait à mon côté en laissant entendre le sifflement continu consécutif à la rupture automatique de la connexion. Mais un doute s’était déjà insinué dans tout mon être. Avais-je commis une erreur de manipulation en appuyant sur une mauvaise touche de façon malencontreuse ou bien m’étais-je trompé de numéro ? Auquel cas, cela voulait dire que j’avais déjà oublié ce que je m’étais plu à croire, dans un pitoyable élan de romanesque fanfaronnade, à jamais imprimé dans ma mémoire ! Cette éventualité me parut insupportable. Je me saisis donc brusquement du combiné – comme un toxicomane, sans doute, se fût jeté sur la seringue qui accoise sa souffrance – et j’affichai incontinent le « dernier numéro sortant » sur son petit écran digital.

Lorsque celui-ci apparut et le temps d’une seconde – jamais, je crois, seconde ne fut, dans ma vie, plus dense que cette seconde-là –, j’éprouvai un sentiment de soulagement aussi fugace qu’intangible qui se mua immédiatement en un doute quasi métaphysique… Ma première impression fut que je ne m’étais pas trompé et c’est cela sans conteste qui avait provoqué ce réconfort initial. Mais dans le mouvement même de l’allégresse intérieure procurée par ce rassurant diagnostic naquit une suspicion vénéneuse qui submergea presque simultanément la trompeuse sensation de coïncidence qui m’avait autorisé à le porter.

Je me mis alors à prononcer plusieurs fois de suite, à haute voix, les cinq nombres de deux chiffres qui constituaient son numéro de téléphone. Ce faisant, cependant, j’en vins à me demander si je n’étais pas tout simplement en train d’ânonner imprudemment le numéro qui s’affichait sur l’écran de mon combiné, lequel pouvait fort bien être le fruit d’une erreur manifeste, plutôt que la suite de chiffres, authentique, qui avait jailli du ticket de caisse, deux jours auparavant, pour s’en venir coloniser quelque arpent – que je croyais plus fertile qu’il ne l’était sans doute – de ma trop hospitalière matière grise. Ceci considéré, je m’interrompis subitement comme pour ne pas souiller davantage la scène du crime que j’étais peut-être en train de commettre et je m’exclamai tout de go : ayons-en le cœur net !

Il n’y avait en effet qu’un seul moyen de retrouver le fin mot de l’histoire : vérifier à la source même, c’est-à-dire sur le « document de la mémoire morte », là où elle avait écrit, elle-même, la formule magique…

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