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Je m’en fus ensuite chercher ma voiture – que j’avais jugé bon de ne pas déplacer de la providentielle place gratuite que j’avais trouvée en arrivant à notre premier rendez-vous avant d’être sûr d’en avoir effectivement besoin – tandis que le propriétaire du magasin aidé de mon ami commençaient à démonter le socle du clavier afin que nous pussions charger le tout dans le coffre de mon véhicule. Lorsque je me garai en double file devant le magasin, un bon quart d’heure plus tard, nous pûmes ainsi embarquer ma nouvelle acquisition en moins de deux minutes et, avant qu’aucun conducteur irascible n’eût eu le temps de manifester bruyamment son indignation, nous étions en route vers le Mont Boron.

Je dus, là aussi, stationner momentanément devant les escaliers qui, depuis la voie privative qui passait devant l’immeuble, menait à la porte d’entrée de celui-ci. C’est ce moment, bien sûr, que choisirent non pas un ou deux mais cinq de mes voisins pour sortir de la résidence. Il n’y avait, en vérité, pas moyen d’en user autrement et je ne craignais pas qu’ils m’adressassent un quelconque reproche. J’étais embarrassé, tout simplement. Cet achat impulsif qui suivait de si près l’ambassade de mes accusateurs signait l’éclatant aveu de ma culpabilité et je n’aurais pas été plus mal à l’aise si j’avais dû battre ma coulpe, publiquement, à la suite d’une condamnation infâmante et sans appel !

Lâchement, je m’arrangeai alors pour m’affairer dans le coffre de la voiture et leur tourner le dos au moment où ils nous croiseraient. Deux d’entre eux, tout à leur discussion, m’ignorèrent totalement. Une autre – une anglaise d’un certain âge, un peu délurée, occupante occasionnelle d’un appartement qu’elle louait à une agence du Royaume-Uni pour ce qui eût semblé une fortune à des locataires français et qui ne l’était pas pour une londonienne – me lança un jovial « good evening ! » à quoi je répondis par un impertinent « good afternoon ! » car il n’était somme toute que deux heures et demie de l’après-midi. Les deux derniers nous tombèrent dessus alors que nous étions en plein effort, les bras chargés du clavier du piano – lequel pesait tout de même près de quarante kilogrammes – entre le rez-de-chaussée et le premier étage qui coïncidait avec le niveau du jardin collectif pour la partie arrière de ce bâtiment construit sur les pentes du Mont Boron. Ils nous cédèrent donc le passage non sans faire ostensiblement montre d’une profonde circonspection. Je ne pus m’empêcher de me justifier et leur expliquai, en bégayant, que j’allais désormais pouvoir jouer silencieusement ! Mais eux n’avaient sans doute pas participé au complot et, voyant cet instrument inquiétant s’installer dans l’immeuble, ils se demandèrent sans doute s’il n’y avait pas plus lieu de s’inquiéter que de se réjouir…

Lorsque trois heures sonnèrent à la pendule de madame Richardson, le clavier était déjà remonté sur son socle et nous étions enfin assis devant la table de mon jardin à siroter une bonne bière en guise de récompense pour nos augustes efforts. Mon ami pourrait encore me consacrer une heure ou deux mais je savais qu’il lui faudrait partir bientôt afin de se ménager le temps de faire quelques courses improvisées qui lui permettraient d’offrir un dîner aussi fastueux que possible à sa pauvre maman. Je ne savais comment aborder le sujet qui me préoccupait tout entier. Je m’étais pourtant fait une joie de partager enfin avec quelqu’un qui pût me comprendre le récit de ma picaresque toquade mais, le temps m’étant compté, les circonstances menaçaient de donner à l’exercice un caractère plus frustrant que véritablement libérateur. Je pris alors la décision de soumettre à son appréciation non pas le récit de mon histoire mais plutôt ma composition, cette partition quasi mathématique qui la contenait toute, qui la synthétisait en quelque sorte. Il n’y en aurait pas pour très longtemps et il accepta de se prêter au jeu avec enthousiasme.

Nous nous repliâmes donc vers le salon – avec un certain soulagement d’ailleurs car la température commençait à se montrer maintenant plus conforme à un trente-et-un décembre – et je branchai le piano électronique. Je l’invitai ensuite à mettre le casque sur ses oreilles tandis que je m’asseyais devant le clavier. Un observateur extérieur eût-il assisté à cette scène qu’il n’eût pas manqué de se croire dans le royaume d’Ubu tout d’un coup transporté ! Pareil à Beethoven à la fin de sa vie, j’enfonçai les notes les unes après les autres sans ouïr le moindre son émaner de mon instrument. Mais je m’étais déjà tellement imprégné de la succession de notes presque mécanique de ce cantique austère qu’il me sembla l’entendre comme si j’avais eu moi-même les écouteurs plaqués sur les oreilles. Je ne jouai d’abord qu’un seul aller-retour. Mon ami parut surpris de constater que la pièce fût si courte. Je lui expliquai alors qu’elle avait en fait vocation à être répétée telle quelle… indéfiniment ! J’enchaînai ensuite plusieurs allers-retours entre le ré grave et le ré situé deux octaves plus haut pour lui donner à éprouver cette valse-hésitation archétypale, cet appel des hauteurs, cette recherche de la source éternellement recommencée. Perplexe, il s’excusa d’abord de n’être pas du tout un fin connaisseur de la musique contemporaine mais il se déclara tout de même sensible à une correspondance entre la pièce et sa portée symbolique. Nul esprit, pourtant, ne saurait être plus cartésien que lui ; mais peut-être entendit-il derrière les notes brutes quelque écho ineffable de l’exaltation amoureuse qui avait concouru à leur concaténation…

Sans que je m’y attende le moins du monde, il me fit part alors d’une image qui lui était venue en écoutant ce qu’il appela presque trop respectueusement mon « œuvre » : lorsqu’ils parviennent à maturité, les saumons adultes se lancent dans un périple insensé pour se reproduire. Ils quittent la haute mer et remontent les fleuves et les rivières jusqu’au cours d’eau qui les a vus naître. Comme s’ils étaient attirés par la source. Par leur propre source en quelque sorte. Là, ils pondent leurs œufs dans le gravier nourricier d’une vasque tranquille avant de regagner l’océan tumultueux et lèguent ainsi à leurs descendants ces étranges racines faites d’eau douce et de courants turbides au mystérieux magnétisme de quoi, chacune des générations qui leur succéderont, ne pourront que se soumettre… Mon ami avait parfois de ces géniales envolées lyriques que je lui ai longtemps enviées !

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