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Mon ami et moi nous étions donné rendez-vous devant le majestueux bâtiment de la Bourse du Travail, sur la place Saint François. Cet endroit, tout chargé de symboles, nous rappelait notre jeunesse militante et nous en avions fait notre point de ralliement favori. Lui n’avait que quelques rues à traverser pour s’y rendre et moi, je pouvais aisément me garer dans le parking de la gare routière, tout proche, lorsque je ne parvenais pas à trouver une place gratuite dans les rues adjacentes. Je ne voulais surtout pas être en retard à mon rendez-vous chez le marchand de piano et, puisque le temps était enfin ensoleillé et la température particulièrement clémente, nous décidâmes de nous installer à la terrasse d’un petit estaminet du quartier où il était possible de s’asseoir pour manger une portion de socca ou de farcis niçois achetés au comptoir attenant à l’établissement. D’autorité, j’empêchai mon ami de sortir son porte-monnaie et, après lui avoir demandé ce qu’il souhaitait consommer, je commandai deux boissons, quatre portions de socca et deux tourtes de blettes pour m’assurer que nous fussions suffisamment rassasiés avant que ne sonnât l’heure du dernier repas de l’année. Il protesta d’abord, puis se rendit à mes arguments avant de m’apprendre, en adoptant un air tout contrit, qu’il ne pourrait finalement pas fêter le réveillon avec moi. Sa mère, qui vivait à l’autre bout de la ville, s’était levée souffrante et, par peur de gâcher la fête, elle avait renoncé à participer à la soirée spéciale à laquelle ses amis l’avait conviée.

Il ne voulait donc pas la laisser seule et, de surcroît, indisposée en une occasion si particulière. Il savait en outre que je ne lui en tiendrais pas rigueur et que je ne m’étais de toutes façons pas privé d’une folle soirée pour que nous pussions fêter le passage à la nouvelle année ensemble. Il avait raison sur ces deux points et je le rassurai en tâchant de ne pas faire preuve d’une sollicitude exagérée que des impressions partagées suite à cette annonce inattendue auraient pu rendre suspecte. J’éprouvai en effet un sentiment paradoxal dans lequel la joie et la frustration étaient étrangement mêlées. La perspective d’une soirée à venir sans aucune obligation ne me conférait-elle pas une nouvelle opportunité de tenter ma chance ? En même temps, je brûlais littéralement de m’ouvrir à la bienveillante écoute et au perspicace sens de l’analyse de mon ami au sujet de cette singulière aventure – que je n’osais pas encore légitimement considérer comme une histoire d’amour – et je m’étais imaginé le faire en distillant peu à peu les détails de l’affaire au cours de notre repas festif.

Il en était de toutes façons ainsi et je me consolai en me disant que je pourrais toujours saisir l’occasion de me livrer à lui au cours de l’après-midi que nous nous apprêtions à passer ensemble. Je lui expliquai donc la nature exacte de la mystérieuse mission que nous devions accomplir maintenant. Je me gardai bien cependant de rien évoquer, pour l’heure, de mon obsédante ritournelle ni de celle qui l’avait inspirée. Je m’en tins à la manifestation explicite de l’exaspération du voisinage et ce qui le scandalisa d’abord finit par lui sembler une compréhensible et légitime injonction après que j’eus, sans aucune duplicité, moi-même plaidé la cause de mes infortunés voisins.

À treize heures trente, nous étions devant le magasin de piano et, tout aussi ponctuel que nous, le propriétaire vint nous ouvrir la porte. Son commerce étant fermé entre midi et deux, nous avions une bonne demi-heure devant nous pour que je pusse confirmer l’impétueux choix que j’avais fait au téléphone ou jetasse mon dévolu sur un autre modèle. Il me montra donc en premier lieu ce Roland provisoirement « muet » dont il m’avait parlé la veille. L’instrument semblait en effet en parfait état et il apparaissait évident que son précédent propriétaire en avait pris un soin très méticuleux. Saisissant le casque audio qui se trouvait sur la servante d’atelier, il le brancha sur l’appareil que nous étions en train d’examiner et m’invita à l’essayer sans plus tarder. Le toucher était à vrai dire singulièrement différent de celui de mon vieux piano droit mais il était franc, quoiqu’un peu lourd, et je fus agréablement surpris par les impressions que ce premier contact me procura. En outre, le son que j’entendais dans mes écouteurs était véritablement bluffant et le caractère éthéré, presque cristallin, des octaves aiguës me rappela immédiatement l’instrument sur lequel Keith Jarrett enregistra le fabuleux « Köln Concert » en 1975. Lui n’avait pas été satisfait de la qualité dudit instrument et c’est sous le coup d’une irritation larvée doublée d’un manque de sommeil éprouvant qu’il avait joué ce soir-là. Lui donc, n’avait pas été satisfait mais son génie s’en était accommodé et ce son bien particulier marqua pour toujours des générations d’interprètes et de mélomanes.

Ce détail fut sans doute l’argument déterminant dans ma prise de décision. Ma hâte fit le reste ! Et sans même avoir essayé un autre modèle, je lui confirmai mon intention d’en faire l’acquisition. Un problème de taille demeurait cependant. J’avais besoin de ce piano dès aujourd’hui et je ne me voyais pas attendre une hypothétique disponibilité en cours de semaine prochaine. Je songeai alors que la réparation, consistant probablement en une intervention mineure sur l’un des circuits électroniques de l’appareil, saurait certainement être réalisé par le mari de ma cousine, électronicien de son état et toujours prêt à rendre service en la matière aux béotiens de sa belle-famille. Le vendeur me confirma le caractère bénin de la panne mais me déconseilla vivement de réaliser la réparation moi-même, si d’aventure j’en avais le projet, arguant pour me convaincre du fait qu’il était toujours préférable de confier ce genre d’opération aux hommes de l’art pour… éviter les mauvaises surprises !

Je n’hésitai pas bien longtemps. Comme un enfant à qui l’on a promis un jouet qu’il convoite depuis un certain temps, j’étais prêt à en rabattre sur les légitimes exigences que j’étais pourtant en droit d’avoir quant à l’état de mon acquisition à venir et ce, dans le seul dessein de pouvoir en jouir le plus rapidement possible. Décidé à s’en tenir au prix qu’il m’avait annoncé au téléphone, le marchand me proposa alors de m’offrir, en guise de compensation pour la réparation qu’il n’aurait pas à faire exécuter par son propre technicien, un casque audio d’excellente qualité. Il ne pourrait cependant pas me fournir la garantie de six mois dont il avait assorti son offre initiale et je ne discutai pas la chose tant elle me parut aller de soi. J’acceptai donc sa proposition, sans barguigner, et malgré les œillades dubitatives de mon ami, je sortis mon carnet de chèques et y inscrivis en chiffres et en toutes lettres le montant de mon caprice du jour : six mille francs.

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