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L’après-midi qui suivit cette révélation allait être décisive dans l’enchaînement des événements qui conduisirent au funeste épilogue de cette histoire. Après ce qui fut sans doute un excellent repas – curieusement, je suis incapable de me souvenir du menu de ce déjeuner tandis qu’une foule d’autres détails insignifiants se sont pressés de ressurgir à ma mémoire, que je n’ai pas toujours jugé utile de retranscrire dans ce récit – j’éprouvai le besoin impérieux de faire une petite sieste. J’étais littéralement épuisé. Je payais là, sans doute, les trop nombreuses nuits au sommeil gâté qui s’étaient succédé ces derniers temps et l’intense concentration dont j’avais dû faire preuve au cours de la matinée qui venait de s’écouler avait certainement accentué ce sentiment de fatigue extrême. Mais je ne voulais pas prendre le risque de m’endormir profondément et de me voir regimber devant l’injonction de mon réveil au point de prolonger mon engourdissement inconsidérément et de réduire à néant le bénéfice de mon retour dans le droit chemin de l’ascèse.

Je pris donc le parti de m’allonger sur le canapé du salon – dont le confort était tout ce qu’il y a de plus rudimentaire – afin de m’octroyer une vingtaine de minutes d’un sommeil apaisant à défaut d’être réparateur. Contre toute attente, je ne parvins pas à m’endormir et je ne sus que me laisser aller à ces songeries fantasques qui peuplaient presque tous mes instants de distraction depuis que je l’avais rencontrée.

Comme si elles avaient été tenues en cage pendant trop longtemps, les notes qui scandaient l’incertaine nature du prénom de ma muse se mirent à résonner de nouveau dans ma tête. Je me rendis compte alors de la singulière concordance qui existait entre ma composition et ces austères exercices de régularité rythmique que j’avais exécutés plus tôt dans la matinée. D’un saut, je me retrouvai assis sur le tabouret de mon piano et je m’apprêtais à relever le couvercle du clavier lorsqu’un signal d’alarme s’alluma au tréfonds de mon inconscient. J’hésitai un instant. Étais-je à nouveau en train de me laisser séduire par les Sirènes de l’exaltation ? Ou bien avais-je trouvé un chemin providentiel qui me permettrait de rendre profitable l’interprétation itérative de cette partition obsédante ? J’avais brusquement interrompu le cours de ma courte méridienne pour vérifier cette dernière hypothèse. J’ouvris donc le couvercle. Et tous les maux de la terre jaillirent de mon piano ! Hésiode eût-il été un aède des temps nouveaux que Pandore n’eût pas été femme. C’est moi, sans doute, qu’il aurait choisi pour incarner la malheureuse créature :

 "La race humaine vivait auparavant sur la terre à l’écart et à l’abri des peines, de la dure fatigue, des maladies douloureuses, qui apportent le trépas aux hommes. Mais Pandore lui, enlevant de ses mains le large couvercle de la jarre, les dispersa par le monde et prépara aux hommes de tristes soucis…"

Cette après-midi-là, donc, je me mis à jouer compulsivement ces entêtants allers-retours mélodiques en m’amusant à décliner à l'envi les tempi, les nuances, les attaques et toutes les subtiles variations au moyen de quoi tout interprète peut conjurer l’insuffisance voire le défaut d’indications précises sur une partition pour, en quelques sorte, se l’approprier. J’étais au comble de l’excitation. Des visions de paysages alpestres, de torrents s’écoulant des flancs de montagnes verdoyantes, de sentiers cheminant en courbes gracieuses vers les sommets et de sources jaillissant des roches cristallines m’avaient progressivement emporté dans une fantasmagorie enchanteresse et sans doute avais-je perdu toute notion du temps qui s’écoule quand, une ou deux heures après que la nuit fut tombée, mon voisin sonna de nouveau à ma porte.

Entendre soudain résonner le grelot criard de la sonnette me fit l’effet d’une douche glacée ! Je compris tout de suite de quoi il retournait. Un horrible sentiment de honte et de culpabilité m’envahit et cela devait sans doute se lire sur mon visage lorsque j’ouvris la porte derrière laquelle m’attendait le jugement dernier. Mon voisin était visiblement fort contrarié. Il dut cependant bien se rendre compte que j’étais sincèrement contrit car il se contenta de me dévisager avec l’air réprobateur d’un instituteur magnanime, obligé de sévir en dépit qu’il en eût, face à un trublion récidiviste de cour de récréation. Je fus donc le premier à prendre la parole et je me confondis en excuses en inventant la justification fallacieuse d’une méthode de travail nouvelle, célébrée par mes pairs et devenant incontournable quoiqu’elle fût particulièrement… répétitive.

En copropriétaire conciliant et en homme pragmatique, mon voisin me fit part de la « solution de compromis » que lui et d’autres occupants de l’immeuble également concernés avaient imaginée pour que je pusse continuer à exercer mes talents sans importuner continûment le voisinage. Il me suffisait de faire l’acquisition d’un piano électronique et d’un bon casque audio. Cela me permettrait ainsi de jouer, aussi souvent et aussi longtemps qu’il me plairait, avec le casque sur les oreilles sans ennuyer quiconque. Je pourrais alors réserver l’usage de mon piano acoustique à l’interprétations d’œuvres mélodieuses et suffisamment travaillées pour le bonheur de tout l’immeuble…

Je ne sus pas trop quoi penser de cet arbitrage. Je n’avais en effet pas songé à cette alternative. Probablement parce que, bien égoïstement, je ne m’étais jamais mis à la place de mes voisins ! Je lui répondis donc que c’était sans doute une bonne idée et que j’allais envisager la chose, tout en réitérant mes plus plates excuses. Je n’étais pas très fier, je dois bien l'avouer, d'avoir travesti la vérité ainsi que je l’avais fait et mon sentiment de culpabilité s’en trouvait décuplé.

Avant de mettre un terme à cette pénible leçon de savoir-vivre, il voulut peut-être me tendre une seconde perche de réconciliation et se proposa de me transmettre, dès qu’elle la lui aurait communiquée, l’adresse d’un vendeur d’instruments de musique du centre-ville à qui sa sœur avait justement fait appel dans des circonstances identiques pour permettre à sa nièce de donner à ses études au conservatoire l’impulsion nécessaire à sa progression en l’autorisant à doubler ses heures de pratique quotidienne sans que cela n’affectât la santé mentale du reste de la famille. Je le remerciai pour cette attention prévenante et le rassurai sur ce point : je connaissais tous les marchands de piano de Nice et cette précaution serait par conséquent inutile. S’en retourna-t-il avec le légitime espoir de voir sa tentative de conciliation rapidement porter ses fruits ? Je l’ignore, pour tout dire, mais je sais que cette civile admonestation m’apparut comme un salutaire signe du destin. Il m’était en effet désormais impossible de reprendre, comme si de rien n’était, le cours de ma laborieuse remise à niveau pianistique sans m’imaginer, à chaque note, un conclave furieux décidant de mon sort avec d’autant moins d’indulgence que j’avais été par deux fois courtoisement averti au préalable.

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