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Lorsque l’écho du canon de la vieille ville, annonçant midi, me parvint aux oreilles, j’eus l’impression d’entendre sonner le réveil au sortir d’une longue et profitable nuit. Pendant plus de trois heures, je m’étais abîmé dans le travail et j’avais déchiffré des pages entières d’exercices plus délicats les uns que les autres. J’étais ainsi parvenu à faire le vide dans mon esprit pour qu’il n’y demeurât plus qu’une abnégation utilement dirigée dont mon étude fit un profit qu’elle n’avait pas fait depuis bien longtemps.

J’avais une faim de loup et l’ardeur dont j’avais fait preuve sur le clavier de mon piano tout au long de la matinée méritait bien les agapes roboratives que mon estomac se plaisait maintenant à concevoir. J’abandonnai donc mon instrument sans aucune vergogne et m’en fus dans la cuisine explorer les étagères de mon réfrigérateur pour composer un menu qui fût à la hauteur des attentes de mes entrailles. Hélas ! Jamais sans doute garde-manger n’offrit, dans les annales de la gastronomie française, plus lamentable perspective que le mien. Je ne pouvais pas même me rabattre sur les reliefs de mon modeste dîner de la veille que j’avais, sans autre forme de procès, mis à la poubelle en me mêlant de ranger la cuisine quelques heures plus tôt.

Je pris donc la décision d’aller faire quelques courses au petit supermarché de quartier, lequel ne se trouvait qu’à une dizaine de minutes de marche de mon immeuble. Cette courte escapade serait d’ailleurs une providentielle occasion de prendre l’air avant de me remettre au travail. Il faisait ce jour-là un temps maussade, froid et humide, que quelques rares rayons de soleil peinaient à égayer occasionnellement et je n’aurais probablement pas mis les pieds dehors de toute la journée si cette mésaventure culinaire ne m’y avait contraint. Contre mauvaise fortune, bon cœur ! dit le proverbe. J’en fis mon leitmotiv du jour et, rendu presque joyeux par ce contretemps sans conséquence, je m’habillai chaudement et m’armai du vieux caddie d’antan que m’avait donné ma grand-mère après que je lui en eus acheté un qui fût plus pratique à manier dans les escaliers extérieurs de sa nouvelle résidence. Une fois n’est pas coutume, je ne me donnai pas la peine de rédiger une liste de courses. Il ne me restait plus rien ; j’avais donc tout à acheter !

En pénétrant dans le supermarché, un quart d’heure plus tard, je fus soulagé de constater qu’il n’y avait pas foule. Seules deux ou trois caisses semblaient ouvertes et l’une des caissières présentes était même en train de feuilleter un prospectus en attendant le chaland. Lorsqu’elle me vit entrer dans le magasin, sous l’effet de la surprise sans doute, elle s’empressa de faire disparaître le prospectus sous sa caisse comme si elle eût craint qu’on pût lui reprocher ces instants d’inadvertance. Presque gêné d’avoir provoqué une telle réaction, je lui adressai un sourire aussi indulgent et complice que possible et elle y répondit en arborant une mine enjouée où je crus lire de la reconnaissance. Elle était ravissante. Elle était jeune. Elle était blonde. Et il ne m’en fallut pas plus pour que je me misse à songer à nouveau à la caissière de mon cœur ! Mon regard se posa instinctivement sur le badge qu’elle portait épinglé sur sa poitrine. J’étais un peu trop loin pour distinguer ce qui y était imprimé mais le constat de ce « réflexe » nouveau ne manqua pas de m’amuser avant de me replonger, de façon presque subliminale, dans le singulier effroi que j’avais éprouvé au petit matin lorsque sa voix enregistrée sur le répondeur de son téléphone avait soudain remplacé la lancinante succession de sonneries qui m’avait progressivement plongé dans la plus débilitante des confusions. Je compris alors ce qui avait provoqué ma subite frayeur à cet instant précis, quelques heures auparavant.

Aussi bizarre que cela puisse paraître, c’est la perspective de l’entendre prononcer son propre prénom qui m’avait ainsi bouleversé. Il est courant, en effet, de confirmer sa propre identité dans le message que l’on enregistre sur son répondeur téléphonique pour assurer la personne qui cherche à nous joindre qu’elle a composé le bon numéro. Si elle en avait eu usé de la sorte, je me serais tout soudain trouvé nanti de l’élucidation du mystère qui occupait mon esprit et mon imagination depuis une dizaine de jours. J’aurais peut-être eu lieu de m’en réjouir mais je crois que j’ai craint de savoir. Ce mystère, qui m’avait occupé des jours durant, n’avait-il pas été paradoxalement fécond ?

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