44.

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La première sonnerie eut pour effet instantané de me provoquer des palpitations cardiaques qui ne firent que s’accentuer au gré des secondes dilatées et interminables qui s’égrenèrent pendant que les sonneries successives retentissaient dramatiquement dans l’écouteur de mon combiné téléphonique. Au bout de trois ou quatre de ces sonneries – véritables incitations au déclenchement d’un infarctus – je commençai à trembler de tout mon être comme le fait instinctivement un organisme vivant pour combattre le froid et l’engourdissement délétère de ses mécanismes vitaux. Une sorte de terreur insidieuse se mêla bientôt d’insinuer le trouble dans ma résolution et l’idée de raccrocher subitement s’offrit à moi comme une délivrance inespérée ; mais contre toute attente, je tins bon…

Une sixième sonnerie retentit, puis une septième. Une brusque transpiration me fit bientôt dégouliner de sueur comme si j’étais en train de danser une bourrée endiablée. Mon cœur semblait vouloir s’enfuir de mon propre corps comme un cheval affolé qui s’excite et puis rue face au danger qui le menace. Je perdais le contrôle de mon appareil musculaire et j’avais l’impression de n’être plus qu’une collection de cellule débandées, devenues sourdes à toute autorité, qui s’acheminaient vers leur perte en traversant inconsidérément les flots d’une débâcle furieuse !

La huitième sonnerie s’échoua tout autant que les autres sur un silence affreux. Mais j’avais beau être au supplice et près de rompre tout à fait, je ne renonçai pourtant pas. Quelque chose en moi tenait la barre, ferme et incorruptible, et je gardai le cap. Où trouvai-je la force de m’en tenir à cette latitude ? Je crois que j’éprouvais, en même temps que cette terreur indicible, comme une fierté orgueilleuse et presque puérile à affronter la tourmente avec vaillance et détermination et ceci me permit d’affermir ma résolution à ne faillir sous aucun prétexte.

La neuvième sonnerie n’alla pas jusqu’à son terme. Elle fut écourtée par ce que je compris être le déclenchement de son répondeur téléphonique. Un bip sonore caractéristique précéda l’ énoncé de son message d’absence et je n’eus heureusement pas le temps de m’imaginer qu’elle était en train de décrocher son téléphone, à l’autre bout de la ligne. C’était pourtant bien elle mais en ce moment décisif – qui aurait pu être le prélude à un miraculeux instant de grâce aussi bien qu’à la plus mémorable des déconfitures si le destin en avait décidé autrement – je dus me contenter de l’enregistrement de sa voix et, pendant une fraction de seconde, je ressentis un effroi glaçant dont je ne comprendrais l’origine que quelques heures plus tard. Bonjour ! lançait-elle joyeusement à la dérobée, je ne suis pas à la maison mais vous pouvez me laisser un message. Je ne m’étais pas préparé à cette alternative. J’avais pénétré dans la lice, gonflé d’adrénaline, avec le dessein d’en découdre, coûte que coûte, et la lice était vide ! Je vous rappelle dès que je rentre. En écoutant la litanie de ce message impersonnel, je réalisai que j’étais maintenant complétement démuni. À bientôt ! Je sentis alors un horrible bafouillement affleurer à mes lèvres et, pris de panique, je raccrochai avant même que l’enregistreur ne se déclenchât.

Après que j’eus appuyé sur le bouton fatidique, une apaisante sensation de soulagement m’envahit comme par miracle et dissipa toutes les tensions de mon corps et tous les tourments de mon âme. Le soulagement fut d’ailleurs si subit que je manquai de chanceler en me levant du canapé pour aller satisfaire à quelque pressante exigence de la nature que la succession d’émotions contradictoires qui venaient de me chambouler avait sans doute provoquée. Cette petite défaillance sans gravité m’alerta cependant. Je pris conscience de l’inquiétante emprise qu’une histoire amoureuse pas même commencée sinon – avec un peu d’indulgence pour ma gaucherie – tout juste ébauchée pouvait avoir sur moi en soumettant mon organisme et mon métabolisme à des désordres fonctionnels aussi invalidants. Ne finiraient-ils pas par se révéler autrement plus nocifs s’ils venaient à se produire de façon répétée dans les temps à venir ?

Une fois de plus, voilà que je me prenais à dramatiser une situation somme toute assez banale en y introduisant des enjeux suffisamment exagérés pour que leur intrication prît des allures de nœud gordien qu’il me faudrait trancher d’une manière ou d’une autre pour m’extirper de la dissonance dans quoi il me plongeait. Je songeai immédiatement à mon travail et je pris peur, littéralement, en imaginant quelles conséquences tout cela risquait d’avoir sur la suite des événements. La proposition d’emploi pour laquelle je m’étais astreint, depuis près de deux mois, à une discipline que je n’avais plus adoptée depuis mes années de conservatoire était une opportunité professionnelle que, à cette époque de ma vie, je ne pouvais pas me permettre de laisser passer. Il me fallait donc me remettre au travail le plus consciencieusement possible et cesser de me laisser distraire par des illusions, si séduisantes fussent-elles, que je n’étais pas même fichu de muer en espérances légitimes quand l’occasion m’en était donnée…

Il était maintenant huit heures trente et rien ne s’opposait plus à ce que je me remisse au piano pour réaliser l’exigeant programme d’étude que j’avais élaboré un peu plus tôt en préparant mon petit déjeuner. C’est donc ce que je fis, sans plus tarder, et c’est ainsi cette matinée, aux premières heures pour le moins tourmentées, s’écoula lentement jusqu’à son terme.

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