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Huit heures n’avaient pas encore sonné et un subit sentiment de culpabilité m’envahit sans que j’y eusse pris garde. Le visage trahissant l’exaspération de mon voisin me revint en mémoire et je me rendis compte de l’imprudence que je venais de commettre en réitérant, dès potron-minet, le forfait qui m’avait valu ses légitimes remontrances quelques heures à peine auparavant. Je me raisonnai donc et, refermant le couvercle du clavier d’un geste résolu, me jurai de ne plus jamais me laisser aller à franchir le Rubicon pour des raisons aussi futiles.

Dans la cuisine, la bouilloire avait, depuis un certain temps déjà, rempli son office et l’eau avait commencé à refroidir. Je la remis en marche et je sortis quelques tranches de pain du congélateur avant de les glisser dans la fente du grille-pain. Il fallait que je prisse mon petit déjeuner. Il le fallait. Comme il était nécessaire et primordial que je me raccrochasse à chacune de mes rassurantes habitudes pour redonner au plus tôt à mon existence chahutée le cours uniforme et fructueux qu’un dangereux relâchement de ma discipline avait, depuis près d’une semaine, passablement perturbé. Ce faisant, je me forçai à établir mentalement un programme de travail pour la matinée à venir et je convoquai à ma rescousse les plus retors exercices de virtuosité de mon « Hanon » et, comme s’il s’agissait d’adoucir ma pénitence, les plus élégantes études du merveilleux livret « Pour les enfants » de Bartok que j’aime tant.

Lorsque le thé eut infusé et le pain grillé, mon appétit eut le bon ton de se réveiller opportunément et je pris un authentique plaisir à déguster mon petit-déjeuner. Mon programme de la matinée était maintenant clairement établi et je me laissai progressivement aller à des songeries involontaires. Naturellement, il ne me fallut que quelques instants de cette inadvertance pour que des rêves aussi fantasmés qu’abracadabrants ne nous missent en scène, elle et moi, et ne me donnassent rien moins que le rôle invraisemblable du charmeur désinvolte et subtil à qui tout réussit…

C’est la sonnerie du téléphone qui me tira de mes chimères. Mon fidèle ami du vieux-Nice – celui en compagnie de qui j’avais passé la décisive après-midi au cours de laquelle je la vis pour la première fois – s’enquérait de mes nouvelles. Je n’avais pas donné signe de vie depuis ce dimanche lointain – dont il ne pouvait évidemment pas soupçonner quel retentissement ce jour mémorable avait eu sur mon existence – et, n’ignorant pas combien je peux être rétif aux rassemblements festifs et aux beuveries souvent incontrôlables auxquelles ils donnent lieu, il voulait me proposer de passer ensemble le réveillon du jour de l’an dans la domestique austérité de son petit appartement dans les hauteurs de la vieille ville.

J’avais littéralement oublié le réveillon du jour de l’an ! Tout à ma toquade extravagante, j’avais perdu la notion du temps et, depuis noël, les jours s’étaient écoulés dans une sorte de prostration calendaire qui m’avait rendu insensible à la marche du monde. Il me fallut un instant pour réaliser que nous étions le trente décembre et que dans deux jours à peine une nouvelle année aurait commencé.

Sa proposition me prit de court. En temps normal, je l’aurais acceptée sans aucune hésitation et avec grand plaisir. J’en aurais même sans doute été l’instigateur et ce bien avant qu’il n’y songe de son côté. Mais il y avait, cette année, un grain de sable dans la mécanique pourtant bien huilée de notre amitié et de ses rituels immuables. Je me surpris tout soudain – par quelle singulière et présomptueuse audace – à imaginer que ce réveillon-là pourrait constituer une occasion parfaite pour inviter la dame de mes pensées à passer la soirée en ma compagnie. Ce ne pouvait être là, tout bien considéré, qu’un subit éclair d’infatuation et je revins très vite à de plus prosaïques spéculations. Elle avait déjà des projets, forcément, et il était évident que je n’y avais – ni n’y aurai d’ailleurs – nulle part. Et cependant, je ne pouvais m’empêcher de rêver. Comme s’il demeurait une chance, si infime fût-elle, que ce réveillon nous permît de nous lancer dans l’aventure amoureuse. Comme si l’impossible n’était qu’une vue de l’esprit…

Je ne sais plus trop ce que je répondis exactement à mon ami. Je crois que j’acceptai sa proposition, en dépit que j’en eusse, tout en évoquant maladroitement la possibilité de la survenue d’un impondérable dont je ne pouvais pour l’heure lui donner à connaître la nature véritable. Fallait-il qu’il fût mon ami ? Pareille répartie aurait suscité des questions indiscrètes ou provoqué l’agacement de n’importe quel autre interlocuteur. Lui, il s’en tint à ce que je daignai lui concéder. Et nous convînmes de nous confirmer tout cela dans la soirée.

En reposant le combiné téléphonique sur sa base, après que nous eûmes raccroché, je me remis instantanément à penser à elle et me souvins simultanément de la promesse que je m’étais faite la veille. C’est aujourd’hui que je devais l’appeler. Je l’avais solennellement décrété…

Cette furtive fabulation au cours de laquelle je m’étais imaginé suffisamment téméraire pour l’inviter à passer la soirée en ma compagnie se déploya dès lors dans mon esprit à la manière d’un plan de bataille et je me mis à envisager les conditions de sa mise en œuvre le plus sérieusement du monde. Lui proposerais-je de sortir en ville pour dîner au restaurant dans le vieux-Nice avant de nous en aller baguenauder sur la promenade des Anglais en profitant du feu d’artifice tiré pour l’occasion ? L’inviterais-je plus hardiment à partager avec moi un dîner aux chandelles concocté par mes soins dans la quiète intimité – quoique je m’objectai presque immédiatement qu’une telle intimité aurait peut-être quelque chose de singulièrement équivoque pour un premier rendez-vous – de mon appartement ? Chercherais-je plus simplement à me voir admis à ses côtés à la fête entre amis à laquelle elle avait sans doute prévu de participer ?

Je ne saurai jamais quels ressorts improbables et quelle fantasque lubie me convainquirent soudain de la plausibilité de l’un ou l’autre de ces scenarii grotesques. Sans vraiment réfléchir plus avant à ce que je faisais – nul doute que si j’y avais réfléchi, je ne l’aurais pas fait et me serais trouvé mille bonnes raisons de remettre à plus tard cette tentative présomptueuse –, je me saisis du téléphone et composai les dix chiffres magiques qu’elle avait griffonnés sur mon ticket de caisse quelques jours auparavant…

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