42.

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Durant une bonne partie de la nuit, alors, je fus réveillé à de nombreuses reprises par cette antienne obsédante. Comme si j’eusse craint de l’oublier en route et de ne m’en plus souvenir après que j’eus franchi le seuil de l’aurore. Mais lorsque j’entendis sonner deux coups d’affilée à la pendule imperturbable de madame Richardson, trois étages plus haut, je pris la résolution de m’en aller coucher sur le papier ces notes si précieuses qui constituaient le fruit inespéré de mes hallucinations noctambules.

Cela ne fut pas bien long en vérité car la structure mathématique de l’ensemble m’autorisa à faire l’économie de l’écriture intégrale de toutes les notes. Une fois que j’eus griffonné sur la portée les éléments fondamentaux qui me permettraient de reconstituer ultérieurement l’ensemble de la partition, je m’en retournai au lit promptement et m’endormis presque immédiatement d’un sommeil étonnement profond.

Était-ce la fatigue, était-ce l’assurance de retrouver dès le lendemain le fruit de mon inspiration nocturne ? Je parvins ainsi à dormir près de quatre heures de suite sans interruption – chose qui ne m’était pas arrivée depuis plusieurs jours – et ce n’est que vers six heures trente que je me réveillai cette fois-ci. J’étais un peu dans le brouillard et cependant je ne parvenais pas à me rendormir. Aussi, je pris le parti de me lever sans plus attendre pour échapper à cet état inconfortable et vaguement nauséeux qui m’incommodait fort. Après m’être brossé les dents et aspergé le visage d’eau froide pour me donner de l’allant, j’ouvris le frigo pour préparer mon petit déjeuner habituel mais j’eus tôt fait de me rendre compte que, en dépit du fait que mon maigre repas de la veille n’avait pas été constitué de plus de trois ou quatre bouchées, je n’avais curieusement pas faim. D’une façon presque automatique, je me préparai alors une tasse de thé afin de me remettre les idées en place. En attendant que la bouilloire eût porté l’eau à la température idoine, je mis distraitement un peu d'ordre dans la cuisine pour effacer les traces de mon dîner improvisé de la veille. Ce faisant, je commençai de me remémorer les fantasmagories mathématico-musicales qui avaient peuplé la première partie de ma nuit. La suite me revint en mémoire presque incontinent. Je me souvins subitement de l’épisode de la partition et sans me soucier de verser l’eau bouillante dans la théière que j’avais préparée quelques instants auparavant, je me précipitai sur le tabouret de mon piano pour enfin confronter le songe à la réalité…

Il était cependant encore beaucoup trop tôt pour que, en laissant s’échapper le moindre son de mon piano, je ne me trouvasse pas dans la situation de déroger à la sacro-sainte règle en vertu de laquelle, dans le dessein de respecter les usages en matière de bon voisinage, je m’étais toujours interdit de commencer à jouer avant huit heures. J’allais donc devoir ronger mon frein pendant près de trois quarts d’heure ! Je brûlais pourtant d’une impatience féroce et une inquiétude fébrile me poussait à tenter de restituer aussi diligemment que possible le résultat sonore effectif de mon ouvrage nocturne. Oh ! Et puis tant pis ! m’écriai-je. Il fallait que j’en eusse le cœur net. Et je ne fus pas long à l’avoir…

Cahin-caha d’abord, puis de plus en plus naturellement au fur et à mesure de leur progression vers les aigus, mes deux mains s’accordèrent telles des duettistes peu habituées à interpréter ensemble que la confiance gagne à chaque mesure davantage et parvinrent bientôt à cette acmé qui leur était promise : la source miraculeuse.

Tout était en ordre. Ce que j’entendais maintenant, c’était exactement ce que j’avais écouté en boucle, cette nuit, du fond de ma cellule, comme provenant du cloître impénétrable de mon inspiration hallucinée.

C’était donc bien cela. J’étais enfin parvenu à la source. Et il m’apparut évident que, pour filer la métaphore de la randonnée alpine, il était maintenant nécessaire de redescendre dans la vallée, en suivant la voie empruntée à la montée, où l’étique filet d’eau claire qui suinte de la montagne non loin du col s’est transformé en un torrent autrement plus tumultueux dont les ardeurs changeantes tantôt amendent, tantôt érodent les champs et les prés nourriciers que des générations de paysans laborieux et obtus se sont usées à façonner et à transmettre.

Je pris alors le chemin dans le sens inverse. Sur les traces mêmes qui m’avaient mené jusqu’en haut, je dévalai la pente et je revins à mon point de départ. Pas une note n’avait changé. J’avais joué à rebrousse-mesure l’exacte succession de motifs qui m’avaient permis de rejoindre la source. J’étais de retour dans la vallée. Et je n’avais qu’une seule envie : remonter vers les hauteurs…

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