41.

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Sans doute la longue et sourde sieste à l’appel de quoi j’avais cédé cette après-midi-là n’avait-elle fait qu’ajouter à la perturbation des cycles de mon sommeil. J’avais maintenant les yeux grands ouverts. Petit à petit, mes sens se remettaient en ordre de bataille et mon cerveau eut bientôt fait le tri entre les pénibles impressions qui avaient accompagné mon réveil brutal quelques instants auparavant et la prosaïque réalité. Mes précédentes nuits avaient été passablement agitées, égrenant d’interminables heures de rumination intellectuelle, voyant des assoupissements plus ou moins francs succéder à des éveils sans perspective et sans repère, conjuguant l’insomnie dans tous les modes et dans tous les temps. Cette nuit promettait de ne pas déroger à ce qui prenait dangereusement les allures de la règle où il eût été souhaitable que cela restât l’exception. Je tâchai pourtant de résister à l’envie de me lever. J’entendais à nouveau le lancinant appel du piano et je brûlais d’aller me rasseoir devant mon clavier pour continuer l’exploration à quoi l’intervention de mon vigilant voisin m’avait contraint de renoncer. Je jouai donc la scène sur l’écran blanc de mon imagination et, je ne sais par quel miracle, je ne fus pas long à retrouver l'inspiration. Mais contre toute attente, ce ne furent point les sons – que produisent les notes lorsque l’on enfonce les touches correspondantes – qui se mirent à chanter dans ma tête mais plutôt des sortes d’avatars mathématiques, des fantasmagories de l’intellect qui se mirent en mouvement dans une chorégraphie conceptuelle littéralement indescriptible quoique parfaitement cohérente et structurée et, par là-même, compréhensible.

L’architecture globale de ma composition m’apparut alors progressivement et j’eus l’étrange impression qu’elle était le fruit d’une application conjuguée de principes et de lois de la géométrie et de l’arithmétique. Pour la main droite, la progression de tierce mineure en tierce majeure et vice-versa me menait résolument du ré central vers le ré situé deux octaves plus haut en passant en revue toutes les notes intermédiaires. Renforçant l’alternance, deux motifs mélodiques presque jumeaux se succédaient d’une mesure à l’autre. Semblables mais pas tout à fait identiques, chacun possédait sa personnalité propre. Et dans sa course vers l’aigu, le motif de départ qui avait pris naissance sur le ré central du clavier se retrouvait mué en son presque alter ego lorsqu’il parvenait enfin à se hisser sur le ré suivant, après une exploration patiente et méthodique de toutes les notes de la gamme.

Pour la main gauche, je m’aperçus que les deux successions de trois notes que j’avais identifiées plus tôt dans la soirée s’accordaient parfaitement, sur le même mode alternatif, aux deux motifs presque jumeaux de la main droite. Elles conféraient par ailleurs une assise rythmique épurée à l’extrême mais indéniablement solide et propre à assurer une assise aussi stable que possible à la progression mélodique de l’ensemble.

Tout d’un coup, sans crier gare, l’échafaudage mathématique qui m’avait permis de conférer à ma composition toute sa cohérence intrinsèque s’écroula comme un château de cartes. J’entendais désormais de vraies notes de musique lesquelles n’étaient plus déguisées en abstractions formelles issues de la logique souveraine mais émanaient en sons clairs et distincts des cordes de mon vieux piano heurtées par les marteaux feutrés de sa mécanique implacable. Je ne sais qui jouait. Les notes s’enchaînaient de mesure en mesure et je n’étais plus capable que d’une seule action : écouter. J’écoutais donc. Et c’est ainsi que la ritournelle lancinante qui allait bientôt me conduire au-delà des limites de ma raison commença de résonner dans ma tête…

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