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Cette transe propritiatoire dura peut-être quinze ou vingt minutes. Lorsque je pris conscience de mon état, tout soudain averti du ridicule de la situation, je ressentis l’ardent désir de m’en aller asseoir sur le tabouret de mon piano et de reprendre le cours de mes recherches, comme pour trouver une réponse à ces innombrables questions qui n’arrivaient pas à se formuler clairement mais qui se pressaient, toutes ensemble, aux portes de mon cerveau et de mon cœur comme des assaillants hirsutes et mal dégauchis mais suffisamment nombreux pour se croire assurés de la victoire finale. Il m’était cependant impossible de me remettre au piano à cette heure tardive et après l’avertissement explicite de mon voisin.

Je me rendis compte alors que j’avais à peine touché à ma pitance comme si la faim s’était refusée à moi. Mon repas n’était plus même tiède et la vue de cette nourriture me dégoûta. Aussi me décidai-je à laisser tout en plan pour aller me coucher le plus rapidement possible et trouver un nécessaire repos dans le sommeil et l’extinction forcée de mes sens excités par cette journée épuisante.

Je déposai donc mon assiette sur le plan de travail de la cuisine et ne me donnai même pas la peine d’en transvaser le contenu dans un récipient ad-hoc et de mettre le tout au réfrigérateur pour le servir ultérieurement comme je l’eusse fait en toute autre circonstance. Je ne pris pas non plus la rituelle douche bouillante que j’affectionne de m’octroyer chaque soir avant de me glisser dans les draps et je m’en fus m’étendre sur mon lit non sans avoir enfilé, au préalable, mon pyjama tout neuf que j’avais reçu de ma tante pour noël et sur le buste duquel était flockée la reproduction de deux cases d’un comic strip américain dont l’ironique à-propos ne m’était pas apparu au moment de l’ouverture des cadeaux quelques jours auparavant. Il s’agissait d’une scène entre Schroeder, le petit pianiste introverti et obsessionnel, et Lucy, son admiratrice inconditionnelle, deux célèbres personnages de la bande dessinée « Peanuts » de Charles M. Schulz qui parut quotidiennement dans les journaux américains pendant près de 50 ans. La mort récente de ce dernier avait donné lieu à toutes sortes d’hommages plus ou moins intéressés et les créateurs vestimentaires n’étaient sans doute pas les derniers à avoir profité de l’aubaine. Dans la première case, Schroeder répondait, sans décoller le nez de son clavier, à une question que Lucy lui avait probablement posée à propos des chansons d’amour : « Love songs ? To me love songs are like eating too much ice cream…” Dans la seconde, Lucy se tournait langoureusement vers Schroeder et rétorquait avec aplomb : « Play me some ice cream… »

Il ne me fallut sans doute pas plus de deux minutes pour sombrer dans un sommeil profond. Je dormis ainsi, sans raccord au monde, pendant peut-être une heure ou deux avant de me réveiller, tout confus et le corps en sueur, sous l’effet d’une subite angoisse dont je ne parvenais pas à saisir la nature véritable. Une étrange sensation d’oppression me nouait la gorge et je n’arrivais pas établir le moindre lien de causalité entre cette sensation et un éventuel cauchemar qui aurait pu être la cause de l’état dans lequel je me trouvais. Je ne me souvenais de rien. Morphée m’avait ravi tout entier, ainsi qu’Hadès l’eût fait si ma dernière heure avait été celle-là, et c’était peut-être pour cela que je m’étais réveillé de la sorte, saisi de la frayeur qu’éprouve celui qui a vu la mort s’approcher, tout près d’être fauché…

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