39.

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Sans doute ne furent-elles pas les seules à s’étonner de ces nombreuses entorses à l’harmonie tonale classique car il ne fallut pas plus de dix minutes à l’un de mes voisins de palier pour venir sonner à ma porte et me signifier en termes choisis que l’heure tardive et le caractère extrêmement répétitif tout autant qu’expérimental de ma « rengaine » constituaient de légitimes raisons pour l’autoriser à m’enjoindre de cesser incontinent ce qui, ne m’en déplaise, commençait à fortement s’apparenter à du « tapage nocturne ». Je lui présentai en retour de maladroites excuses en lui expliquant que je ne m’étais pas rendu compte de l’heure qu’il était parce que je m’étais trouvé décalé dans la réalisation de mon programme quotidien par… un rendez-vous imprévu.

En refermant la porte, je me rendis compte de la partielle véracité de cette allégation. N’avais-je pas, depuis que je l’avais à nouveau et inopinément rencontrée sur son lieu de travail, dangereusement mis à mal mes résolutions laborieuses en me laissant séduire par le chant des Sirènes de mes fantasmes ? Ce constat me plongea dans la plus grande circonspection. Fallait-il que je misse en balance mon avenir sentimental – ou, pour le dire plus prosaïquement, ma vie amoureuse – et la nécessaire ascèse à quoi je m’étais résolu de m’astreindre, de laquelle dépendait potentiellement la suite de ma carrière professionnelle et le tour providentiel qu’elle était susceptible de prendre ?

Contraint par les circonstances, je pris finalement la résolution de me préparer un véritable repas, si frugal fût-il, plus pour occuper mon esprit en vérité que pour rassasier une faim que je n’éprouvais pas vraiment. Mais en cuisinant, ce soir-là, j’étais plongé dans un trouble singulier qui prenait la forme de rêveries alternatives. Je songeais à mes exercices matinaux et me voyais avec horreur les bâcler sous la pression d’une impatience délétère à quoi succédait une sourde culpabilité lorsque, sans que j’y eusse pris garde, je me retrouvais tout soudain en train d’explorer les potentialités harmoniques de cette main gauche récalcitrante dont le cheminement idoine faisait encore défaut à la complétude de ma composition. Puis, je visualisais littéralement des sortes de chimères qui nous mettaient en scène, elle et moi, installés dans une parfaite concorde amoureuse. Mon modeste repas de célibataire endurci prenait alors les allures d’un somptueux dîner aux chandelles que je nous imaginais préparer, de concert, autour d’un magnifique piano… de cuisine ! Une éclaboussure d’huile bouillante eut cependant bientôt fait de me rendre à la réalité présente. Pour qu’une telle fête eût la moindre chance d’être jamais donnée, il faudrait que je trouvasse le courage de composer son numéro sur le clavier de mon téléphone…

Une demi-heure plus tard, je m’installai sur la table du salon devant une fricassée de fortune, improvisée au moyen de légumes défraîchis et d’un morceau de poulet douteux que j’étais allé chercher dans les bas-fonds de mon réfrigérateur. Une fois n’est pas coutume, je pris le parti de m’asseoir sur la chaise et à l’emplacement que je réservais d’habitude à tout travail intellectuel qui nécessitât la plus parfaite concentration et le moins de distraction possible. Je tournai le dos à la baie vitrée qui donnait sur le petit jardin attenant à l’appartement où j’aimais tant à m’attabler au cours des saisons plus clémentes et je ne m’autorisai pas d’autres fantaisies paysagères que la bibliothèque, le piano, le canapé et… le combiné téléphonique.

Trônant sur un petit guéridon d’acajou – hérité du dernier déménagement de ma grand-mère maternelle – disposé à côté du canapé, l’objet semblait me toiser avec un air de défiance ou de commisération accusateur. Est-ce que mon imagination fantasque ne se mêlait pas de mettre la charrue avant les bœufs ? Elle, qui était incontestablement plus dégourdie que moi, m’avait fait le cadeau magnifique et inespéré de me donner les moyens de la revoir et, ce faisant, elle m’avait accordé la permission d’en user. Elle m’y avait encouragé même. J’avais donc toutes les cartes en main et c’était désormais à moi de prendre l’initiative en composant les dix chiffres de son numéro de téléphone sur ce petit combiné noir, messager diligent et servile qui n’attendait qu’un geste pour s’en aller porter à la dame de mes pensées les échos de ma voix et de ma dévotion.

Je me fis à moi-même la promesse de l’appeler, dès le lendemain, et je donnai à cet engagement de ma propre parole une solennité de circonstance en subordonnant la destinée de nos amours prochaines à son accomplissement. Je convoquai alors le frais souvenir des évènements de la matinée et, tel un autiste se réfugiant dans ses écholalies face un obstacle qui lui paraît plus infranchissable qu’il ne l’est réellement, je me mis à prononcer répétitivement la succession de ces dix chiffres que j’avais mémorisés en une fraction de seconde quelques heures auparavant au milieu de la foule sur l’avenue Jean Médecin. Était-ce la peur de les oublier ? Était-ce une sorte d’incantation à la portée magique, destinée à affermir mes résolutions ? Ou bien étaient-ce les prémices du dangereux déclin sur la pente de quoi allaient bientôt s’engager mon âme et ma raison ?

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