J’eus tôt fait de me rendre compte que, cette échappée d’une tierce dans les aigus en appelant une autre, le chemin que je devais suivre me portais vers la droite du clavier et je poursuivis dans la même direction en attaquant une troisième mesure sur le la. Mais curieusement, comme si sa témérité cédait le pas devant sa prudence, ma main se contenta de réitérer l’exacte succession d’intervalles que contenait la première mesure. Elle s’était écartée d’abord. Elle revenait maintenant dans le rang comme un officier aventureux fasciné par les coups d’éclat mais indécrottablement et infailliblement attaché au respect de l’ordre et de la discipline. Je ne le savais pas encore mais voici que, à la manière d’un grimpeur qui décode soudain l’exact enchaînement de mouvements qui lui permettra de franchir un pas difficile avec la plus naturelle des grâces, je venais d’ouvrir la voie à la progression harmonique devant laquelle je butais jusqu’alors.

La mesure suivante débuta tout naturellement sur le do et elle reproduisit à son tour l’exacte succession d’intervalles que contenait la seconde mesure. Ma première mesure de sept notes incantatoires – celle qui était à l’origine de tout – aspirait donc à l’élévation ! Chaque pas en avant qu’elle faisait la menait une tierce plus haut et tel était le rythme lancinant de sa marche conquérante. Mais le terrain étant inégal, elle se haussait tantôt d’une tierce mineure, tantôt d’un tierce majeure dans un balancement pourtant parfaitement équilibré. Devant l’évidence de cette progression et sous l’effet de l’excitation joyeuse qui succédait à la surprise, je m’écriai théâtralement : « mais bien sûr ! ça coule de source » ! Et simultanément, comme si j’avais soudainement été happé par un songe divinatoire, je m’imaginai remontant le cours d’un torrent de montagne, sautant de rocher en rocher, pour en trouver l’origine, c’est-à-dire ce lieu où l’eau, parfois réduite à un filet, s’échappe des entrailles de la terre pour commencer de communiquer avec le ciel et le vivant. C’est un exercice auquel, dès les premières libertés que la vie à la campagne offre à l’adolescence, j’avais adoré me livrer dans les vallons qui entaillent de canyons improbables et souvent insoupçonnés les collines de poudingue qui encerclent la lumineuse ville de Nice. Plus tard, adulte devenu, j’avais poussé mes explorations plus au nord et plus en altitude en écumant les pentes et les ravins secrets du merveilleux massif du Mercantour. Et j’avais découvert la formidable musicalité de la montagne. Est-ce l’air raréfié en oxygène ? Est-ce une résonnance particulière propre aux roches cristallines ? Ou n’est-ce qu’une prosaïque histoire de débit ? Plus on se rapproche de sa source en remontant dans son lit, plus la voix d’un cours d’eau s’étiole et s’égare dans des aigus qui confinent insensiblement à un quasi mutisme que ne troublent plus guère que les sifflements des marmottes aux aguets et les chutes de pierres dans les couloirs d’avalanche.

La quatrième mesure s’enchaîna donc en empruntant la voie de l’évidence harmonique et en attaquant sur le mi, une tierce majeure au-dessus du do sur lequel avait débuté la troisième. Le motif de la main droite était désormais solidement établi. Il me fallait maintenant accorder les déhanchements de la main gauche aux balancements bien ancrés de la main droite et je me mis à explorer toutes sortes de pistes, plus ou moins exotiques, qui prirent parfois des détours si audacieux que mes propres oreilles, pourtant accoutumées aux plus singulières dissonances, s’en trouvèrent étonnées.