37.

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Derrière cette esquive résolument évasive, j’avais laissé subsister l’éventualité de ma participation au prochain repas de famille qui devait avoir lieu chez mes oncle et tante pour le réveillon du jour de l’an. Mais en vérité, je savais pertinemment que je ne serais pas à compter au nombre de leurs commensaux à cette occasion avant laquelle il fallait que j’eusse livré ma dernière bataille et que je fusse devenu soit le vainqueur triomphant, auréolé d’une hardiesse glorieuse et magnanime, soit le vaincu pitoyable marqué par les stigmates sanglants d’une témérité méritoire mais exténuée. En d’autres circonstances, le recours à ce lâche mensonge, tout diplomatique qu’il fût, aurait sans doute rapidement enfoncé dans mon cœur l’aiguillon de la culpabilité mais j’avais devant moi tant d’avenir à peser, tant de possible à résoudre, tant de contingences à démêler que ma bonne conscience, sans doute étourdie par l’espoir insensé d’une félicité déguisée en promesse sublime, ne s’inquiéta pas même de ma duplicité.

Il était dix-neuf heures trente et cette alerte soudaine avait réveillé en moi tout ce qui, quelques instants auparavant, émergeait encore péniblement des brumes du sommeil : la soif et l’inspiration. Je mis donc la bouilloire en marche dans le dessein de me préparer une grande tasse de thé. Assortie de quelques biscuits, elle tiendrait sans doute lieu de dîner tant la quantité de pâtes ingurgitée au cours du repas de midi avait pourvu à ma satiété. Mais il fallait davantage pour étancher une soif qui ne se cantonnait pas aux seuls breuvages du commun des mortels. L’inspiration me pressait déjà de m’installer devant le piano et je ne fus pas long à reprendre la lancinante litanie de cette sorte de rituel propitiatoire qui n’avait pas, tout à l’heure, été couronné de succès.

Cette fois-ci et comme par enchantement, ma main gauche commença de déambuler de note en note avec plus ou moins de bonheur, cherchant tantôt à épauler la main droite au moyen d’accords de deux ou trois notes simultanées, tantôt à dérouler dans son sillage un discret contre-point. C’est cette seconde option qui eut bientôt la faveur de mon oreille. Je remarquai en outre que j’avais tendance à vouloir marquer un temps à la main gauche tous les deux temps de la main droite, donnant aux notes jouées par cette dernière la qualité de croche plutôt que celle de noire. De fait, l’introduction de la main gauche avait rapidement eu pour résultat d’accélérer le tempo que j’avais initialement choisi. En se transformant en croches, mes sept notes avaient gagné en vigueur et en allant. Mais ce progressif emballement eut également pour effet de déstabiliser la main gauche qui sembla comme affolée par cette cavalcade échevelée qu’elle avait pourtant provoquée. Trois notes avaient commencé de s’installer sous ses doigts mais leur position relative par rapport à celles que jouait la main droite était encore incertaine. L’asymétrie du rythme imposé par la ligne mélodique m’obligeait à décomposer la voix d’accompagnement en une série de notes de valeurs inégales. Tantôt je jouais deux noires suivies d’une noire pointée, tantôt l’inverse et je ne parvenais pas à me décider.

Je répétai ainsi, hésitant et insatisfait, ces deux motifs incantatoires pendant peut-être dix ou quinze minutes en cherchant un chemin ou une direction à prendre. Cette sorte de balancement indécis me faisait songer aux pas maladroits de l’enfant qui apprend à marcher et qui apprivoise la faculté qu’il aura bientôt de se déplacer librement en contraignant insensiblement les lois de la gravitation universelle à tolérer celles de l’équilibre et du mouvement, miraculeusement conjuguées. Oui ! Là était le décret de ces notes obscures. Elles annonçaient une mise en branle irréfragable, un mouvement à venir, un élan à naître, semblable à la claudication d’Héphaïstos s’approchant de sa forge pour y façonner les plus beaux des joyaux de l’Olympe. Elles me portaient vers cet équilibre nécessaire qui semblait pourtant leur faire défaut et dont je ne parvenais pas à imaginer la nature profonde. Elles contenaient tout à la fois une alternance perpétuelle, une insatisfaction chronique, une valse-hésitation archétypique. Elles étaient les deux extrémités de la course d’une nageoire caudale, le principe fondamental de la vie aquatique…

Cette aspiration au mouvement qui se faisait maintenant jour me poussa bientôt à porter une attention nouvelle au motif de la main droite. Il devenait impératif de la libérer du joug qui l’empêchait manifestement de donner libre cours à son appétit d’expansion. Ses sept notes trépignaient d’une impatience de plus en plus difficile à contenir. Elles étaient l’avant-garde de ma destinée. Elles convoitaient le terrain à conquérir pour permettre au gros des troupes de prendre position toujours plus avant et de s’installer le plus durablement possible sur les territoires ainsi conquis. Le gros des troupes, c’était rien moins que moi et le devenir de la bataille était désormais suspendu à cette permission de progresser en terrain inconnu réclamée à corps et à cris par mon impérieuse main droite et ses sept fantassins.

Je mis alors ma main gauche au repos et voici que presque aussitôt, sous l’effet d’une impulsion subite, mon pouce se porta sur le fa au lieu de revenir sur le ré. Tout naturellement, je commençai de répéter la même phrase une tierce plus haut. Mais au lieu de reproduire la séquence initiale, un changement tout aussi impromptu se produisit et ce fut l’annulaire qui se mêla d’enfoncer la troisième note à la place du majeur. Cette modification d’intervalle façonna alors une variation du motif qui, non sans m’intriguer, sonna à mes oreilles comme une heureuse digression. J’avais trouvé la direction à suivre. Et je commençai d’entrevoir le chemin…

Je me mis alors à répéter ces deux phrases en boucle et me laissai docilement bercer par une lancinante impression de roulis, lequel émanait probablement de ce mouvement de balancier presque insensible qui semblait les éloigner l’une de l’autre avant de les rapprocher à nouveau, recommençant sans cesse. Telles des sœurs jumelles s’apprêtant à faire leurs premiers pas dans la vie adulte, elles hésitaient à se séparer pour partir, chacune de son côté, ne parvenant pas à se décider ensemble, et cette tension formidable m’apparut comme une étrange métaphore du tourment qui déchirait mon âme depuis la fin de cette matinée au scénario incroyable.

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