36.

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Je ne me réveillai que bien plus tard, alors que la nuit semblait tombée depuis longtemps, la bouche pâteuse et le corps gourd, sans qu’aucune sensation de repos eût véritablement pris la place de cette formidable lassitude qui m’avait fauché, tout à l’heure, au terme de mes foucades ménagères. Il pouvait être dix-neuf heures comme vingt-deux heures. L’obscurité qui m’entourait était trop impartiale pour n’y rien laisser paraître et aucun bruit, alentour, ne me permettait de juger si mes voisins étaient, dans l’immeuble, sur le point de se mettre à table ou bien affalés devant la télévision ou bien encore déjà au lit. Je n’éprouvais aucune envie de me lever, quoique le sommeil eût définitivement lâché prise, et je n’avais ni faim ni soif si bien que je restai ainsi de longues minutes, à moitié recroquevillé, couché sur le côté et la tête enfouie dans l’oreiller à reprendre conscience et à mettre de l’ordre dans mes idées.

C’est alors que le téléphone retentit. Sa sonnerie stridente, brusque et sournoise, me traversa de part en part comme un courant électrique qui surprend, sans qu’il s’y attende, le bricoleur imprévoyant au moment où celui-ci s’avise de manipuler sans précaution particulière les fils de raccordement d’un luminaire allumé ou d’une prise de courant au dispositif de protection obsolète. En une fraction de seconde, je me jetai hors du lit et me précipitai vers le combiné, cédant à un sentiment d’urgence irraisonné, comme si ma vie avait dépendu de ma capacité à décrocher avant qu’il fût trop tard.

Dans le trouble de mon réveil, cette sonnerie de téléphone impitoyable avait semé la panique entre la cabine de pilotage, les ponts inférieurs et la salle des machines. Comme l’eût fait un signal d’alarme abusivement tiré par un voyageur indélicat, elle avait suscité chez moi une réponse disproportionnée. Sous l’effet de la surprise et de l’immédiate confusion qui s’en était suivie, j’avais imaginé que c’était elle qui me téléphonait et j’avais réagi en conséquence avant même de pouvoir mettre cette hypothèse à l’épreuve du bon sens.

Lorsque je décrochai, cependant, je me rendis compte de ma méprise et je restai plusieurs secondes sans voix, reprenant ma respiration et donnant à mon coeur le signal de son apaisement. À l’autre bout du fil, ma mère dut s’y reprendre à trois fois avant de recevoir une réponse qui fût à la fois audible et compréhensible. Elle s’inquiéta aussitôt de mon état de santé avec cette indéfectible compassion à quoi toutes les génitrices du monde se jurent, au jour où la section du cordon ombilical consacre leur ubiquité, de ne jamais déroger. Je la rassurai d’une voix qui ne la convainquit pas. Mais les mères sont admirables. Elles sont capables de comprendre que, parfois, la souffrance de leur progéniture est un état de fait indicible. Elles sont capables de le comprendre et de l’accepter, avec abnégation, pourvu qu’on leur y donne une part, si ténue soit-elle toute distillée qu’elle est dans la tendresse affectée d’un déni protecteur.

Quelques instants plus tard, lorsque je raccrochai, je lui avais signifié que ma présence dans le cercle familial serait incertaine au cours des jours prochains et qu’elle risquait fort d’être subordonnée à la conclusion de quelque affaire dont, fidèle à mes habitudes, je m’étais bien gardé d’évoquer la nature véritable. De mon côté, j’avais toujours été d’une infaillible discrétion sur l’actualité de mes relations sentimentales et pour sa part ma mère avait toujours eu le bon ton de s’en tenir à ce que je daignais occasionnellement lui avouer en dépit de l’ostensible désarroi que lui causait mon célibat prolongé.

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