35.

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Je martelais les touches de mon piano depuis près de cinq minutes maintenant et je dus me rendre à l’évidence : l’heure n’était pas venue pour qu’une seconde voix, garante d’une épaisseur encore lacunaire, prît naissance sous les doigts de cette impotente main gauche qui s’obstinait à rester muette. Les quelques tentatives qu’elle avait pu oser décliner avaient rapidement avorté et je m’étais chaque fois trouvé devant ce qui m’avait semblé constituer un obstacle harmonique inconnu dont je ne comprenais pas la nature. J’abandonnai. Par expérience, je savais qu’il convenait de ne pas brusquer les choses en cette matière délicate et que l’inspiration viendrait, tôt ou tard, sans que je m’y fusse seulement préparé.

J’avais à mettre un peu d’ordre dans la cuisine avant de faire mon repassage hebdomadaire et ces instants confisqués à l’effervescence créatrice me donneraient l’occasion de faire le vide dans mon esprit avant de songer aux plans de cette nouvelle bataille pour laquelle, avant toute chose, il était impératif que l’état-major examinât l’état de ses troupes et jugeât de ses forces.

Je me mis donc à l’ouvrage et j’eus tôt fait de ne plus entendre l’hallali de mon obsédante rengaine. En rangeant les assiettes, couverts et autres ustensiles de la vaisselle que j’avais laissée dans l’égouttoir, je me repassai en pensées le film de la matinée en n’oubliant aucun détail et m’exaltai, tantôt souriant, tantôt grimaçant, au souvenir des péripéties dont elle avait été émaillée. D’une tâche à l’autre, je m’échinai sans trêve et surtout sans bonne ni mauvaise grâce, tout perdu que j’étais dans les allées d’un magasin dont il me semblait maintenant connaître les moindres recoins. Est-ce à accomplir mes tâches ménagères ou bien à revivre mon épuisante épopée matinale que je consumai toute l’énergie qui me restait encore ? Sans doute est-ce que ce fut le résultat d’une trop intense concentration car lorsque je me trouvai, une petite heure plus tard, sans plus aucune vaisselle à essuyer, sans plus aucun coup de balai à passer, sans plus aucune chemise à repasser, je me rendis compte que j’étais, pour comble d’indigence, sans plus aucune force.

Tel le prototype idéal du parfait robot domestique, j’avais tout fait de façon automatique et mes gestes, réglés par l’habitude, avaient eu la précision et l’efficacité de ces manipulations conditionnées qu’effectuent les ouvriers spécialisés sur les chaînes de travail industrielles – en écourtant jour après jour leur propre espérance de vie. Mais les ingénieurs qui m’avaient imaginé auraient encore quelques progrès à faire du côté de l’autonomie de ma batterie ! J’étais vidé, littéralement, et je n’avais plus qu’une image en tête qui s’obstinait devant mes yeux comme s’il s’était agi du dernier plan d’un film sur lequel l’écran se fige pendant que le générique de fin se déroule : son numéro de téléphone.

Ces dix chiffres sans malice – c’est à dire incapables de la moindre indiscrétion au contraire de ceux qui, par exemple, constituent notre numéro d’assuré social – me narguaient maintenant comme un défi aventureux. Ils n’étaient rien qu’une sorte de matricule sans cohérence, émané d’un hasard électronique et cependant ils contenaient en eux, tout silencieux qu’ils fussent, comme une pressante injonction destinée à me rappeler qu’une bataille gagnée n’est pas forcément l’aube de l’armistice et que le chemin vers la victoire, quelque appréhension que j’en eusse, passerait forcément par eux.

Sur ces présages d’incertitude, cédant à ce subit abattement qui venait de me saisir, je m’en fus dans ma chambre m’allonger sur ce grand lit où il faudrait sans doute qu’il se joue, un jour prochain, l’ultime conquête de cette folle croisade dans laquelle je m’étais peut-être un peu trop inconsidérément engagé. J’y demeurai quelques instants immobile, les yeux grands ouverts, contemplant le grand écran du plafond dont la blancheur indéfinissablement ternie avait probablement été usée par la projection de milliers de rêves inachevés. Je commençais d’imaginer la scène suivante, celle de notre première conversation téléphonique, et mon esprit, abusant de cette audace fantasmatique qui ne coûte rien à celui qui la dépense, prenait déjà des devants présomptueux sur une réalité à venir qui serait certainement moins illustre, à l’heure fatidique. Je m’endormis ainsi, en chemin vers la gloire.

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