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Le sentiment amoureux a toujours provoqué chez moi la mise en branle de je ne sais quel mécanisme intérieur qui m’oblige, littéralement, à une création immédiate et quasi permanente comme si une digue était soudainement rompue qui libérait alors de véritables crues d’imagination. Mais curieusement, il aura toujours fallu que ce soit au prétexte d’un mot que tout commençât. Parfois, c’est une chose qu’elle a dite, innocente et anodine. Le plus souvent cependant, ce mot est son prénom qui est là, silencieux puisqu’elle ne le prononce jamais, et qui fait pourtant un vacarme extraordinaire dans mon coeur qui ne cesse de l’entendre. Alors, mon imagination s’emballe comme un cheval fougueux au milieu du désert dont les courses désordonnées tracent dans le sable vierge des arabesques magnifiques mais éphémères que le vent se mêle d’emporter. Et puis, petit à petit, lorsqu’une course commence à se répéter, toujours semblable et chaque fois sensiblement plus précise, il naît un poème, une ode ou une sérénade sur le fond de quoi une mélodie vient parfois, comme une évidence sonore, s’imposer dans l’humeur du moment.

Ainsi prend forme chez moi l’élan amoureux. Mais jusqu’à ce jour, je n’avais jamais été confronté à un tel écueil. Voilà que mon inspiration s’était engagée sur un terrain fâcheusement accidenté et je me trouvais maintenant aux prises avec cet étrange défi de respecter une versification pourtant si dérangeante. Pourquoi faut-il que les rythmes à cinq ou sept temps soient si malaisés à mettre en oeuvre tandis que ceux à deux, trois ou quatre temps sonnent comme des vertus naturelles à notre entendement ?

On entend, à la toute fin des presque trois minutes que dure « Unsquare dance », une exclamation spontanée du batteur visiblement pas peu soulagé d’être arrivé au bout de ce petit morceau de virtuosité rythmique sans encombre. Sans doute aurais-je dû, en entendant ce détail, prendre avec un peu plus de circonspection la mesure du défi que je me lançais. Mais dans l’enchaînement des événements de ce jour, après que j’eus été comme pris sous l’aile de quelque Cupidon compatissant, il aurait pu se dresser devant moi un mur de flammes que je n’aurais pas hésité à m’élancer pour le traverser.

Ainsi, j’éteignis mon poste de radio, comme si j’avais été rassasié d’horizons créateurs, et m’employai à terminer mon repas en silence. Je ne chantais plus, certes, mais mon esprit était déjà mobilisé pour ne surtout pas faillir à l’examen attentif des premières salves de mon inspiration musicale. Qui sait s’il faut davantage chercher du côté des processus chimiques excitant une zone propice du cerveau ou bien de celui de quelque lubie de la Providence pour expliquer la venue de l’inspiration ? Pour ma part, c’est certainement au cours de ces heures trop courtes qui succèdent aux doux préliminaires de l’histoire amoureuse que cette abstruse marée, aux cycles si capricieux, m’aura le plus souvent et peut-être aussi le plus loin emporté.

Sur le décompte itératif de ce rythme improbable, flanqué des syllabes de « ses » deux prénoms ânonnées en pensée comme une récitation indocile, il me vint bientôt une suite de sept notes qui semblèrent se conformer presque sans effort à l’intransigeance de l’exercice. Cependant, ces notes me rappelaient quelque chose et me donnaient la désagréable impression de n’être pas si vierges que je les eusse souhaitées. Elles semblaient m’être familières mais je ne sus pas donner un nom à l’auteur putatif qui m’avait peut-être devancé. Aussi, j’eus tôt fait de rapporter cette impression au troublant sentiment de « déjà-vu », commun à tous les hommes, qui est sans doute le fait de quelque erreur d’interprétation de notre cerveau lorsque, confronté à une situation nouvelle, celui-ci nous fait accroire que nous en sommes en train de revivre, dans des circonstances trop parfaitement analogues, une scène que nous aurions déjà vécue par le passé.

Je m’assis donc devant mon piano puis, comme un amnésique qui veut ne pas laisser s’envoler un souvenir qui lui sera fortuitement revenu, je notai rapidement sur une portée cette suite de sept notes :

Ré – Mi b – Fa – Ré – Mi b – Fa – Si b

Il s’agissait en fait de l’exacte réplique musicale de mon vers à sept pieds dont l’enchaînement, adoptant la même structure que celui-ci, était composé d’une première série de trois notes qui se trouvait répétée puis augmentée d’une quatrième note : Les trois syllabes de « Annabelle » suivies des quatre syllabes de « Annabella », lesquelles devenaient quatre grâce à l’adjonction d’un « a » final qui ôtait à la dernière syllabe son caractère muet.

Une fois ces sept notes à jamais gravées dans le marbre de la portée, je me laissai aller à en jouer l’enchaînement de façon répétitive, de la main droite, pour inciter la main gauche à venir s’immiscer, au gré de l’inspiration, au côté de ces notes austères dont le manège lancinant, l’espace d’un instant, me fit songer à la plainte imprononçable du chant grégorien.

Je me rendis bientôt compte que j’avais tendance à marquer un temps fort sur le premier puis sur le quatrième temps de cette vacillante antienne. Il n’y avait, en vérité, rien d’étonnant à cet état de fait. Le rythme à l’invite de quoi j’avais tout naturellement cédé s’accordait avec la structure de cet improbable édifice de « notes-syllabes » à la silhouette bifide. Il affirmait la présence consécutive d’un rythme à trois temps puis d’un rythme à quatre temps dont le premier incarnait le héraut d’Annabelle et le second celui d’Annabella. Ainsi, la progression rythmique de mes sept notes – qui m’était venue au bout des doigts sans que je l’eusse préméditée – ne faisait finalement rien d’autre que révéler la nature intime du dilemme qui leur avait donné naissance.

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