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Je ne saurai sans doute jamais avec certitude pourquoi mon attention s’était focalisée si soudainement et si irrésistiblement sur cet exposé radiophonique. À la lumière de la relation que je fais aujourd’hui de ces événements que j’ai longtemps préféré tenir reclus dans les méandres de ma mémoire, il me semble que l’explication réside peut-être dans une prise de conscience – mais d’une conscience en dépit de soi, qui se situerait en quelque sorte au delà de la conscience et sur quoi l’on n’aurait aucune prise – de la conjonction de deux problématiques de même nature qui s’étaient exprimées à quelques minutes d’intervalle, l’une sous la forme d’une mise en pratique vocale improvisée et l’autre sous la forme de ce brillant exercice d’analyse musicale que ces doctes voix, portées par les ondes, avaient soumis à la sagacité de leurs auditeurs. En improvisant ma ritournelle de baryton d’opérette, une demi-heure auparavant, j’avais sciemment joué sur l’incertitude de l’orthographe exacte de son prénom, sans doute pour me moquer du piètre Don Juan que j’étais et souligner dans le texte même de cette vaudevillesque sérénade l’incomplétude de mon projet comme celle de mes affaires. Ce faisant, j’avais commencé ma parodie par un vers à 7 pieds, lequel m’avait contraint à doubler artificiellement une syllabe pour permettre d’accorder le vers au rythme binaire tout ce qu’il y a de plus classique dans lequel je m’étais naturellement engagé. Cela avait donné quelque chose comme :

A – nna – bell’ – A – a – nna – bel – la

Cette pratique est d’ailleurs très courante dans l’opéra ou l’oratorio et il est vrai que les compositeurs ne s’arrêtent que très exceptionnellement à des considérations d’ordre sémantique – n’en déplaise aux librettistes qui ont rarement autre chose qu’une voix accessoire au chapitre de l’écriture musicale. Hormis au sujet des textes sacrés, lesquels ont tout de même constitué pendant plusieurs siècles la ressource première en la matière, il est assez insolite de constater que la cohérence ou le lyrisme d’une phrase musicale auront été sacrifiés par un compositeur sur l’autel de la bonne compréhension du texte chanté ou déclamé. Il fut un temps où l’intrigue des opéras était connue du public avant même qu’une seule ligne du livret n’eût été écrite pour la raison que cette intrigue émanait d’un patrimoine culturel commun à tous les amateurs de ce noble art, lesquels appartenaient alors à une certaine aristocratie au sein de laquelle il eût été fort malvenu d’ignorer qu’Orphée s’était donné beaucoup de mal pour ramener Eurydice des enfers, qu’il avait vu tout ses efforts anéantis pour toujours au moment même où, enfreignant l’infernal décret, il avait contemplé son doux visage pour la dernière fois et qu’il en mourrait. On ne se souciait donc pas de favoriser la compréhension du texte par l’auditeur autant que l’on s’appliquait à respecter les canons mélodiques et harmoniques de l’époque. Ce n’était pourtant pas que le texte eût revêtu une importance secondaire, et bien des noms d’auteurs illustres que l’on aura sollicités pour cette tâche prouveraient le contraire, mais plutôt que l’on considérait la phrase musicale plus que le verbe lui-même comme le véritable vecteur du sens qu’il portait. On ne se souciait donc du texte que d’une manière conventionnelle et, pour tout dire, on faisait avec les contraintes – plus ou moins problématiques en fonction de la langue dans laquelle on écrivait – de la prononciation.

J’avais donc moi aussi usé de cette licence et sacrifié la prononciation naturelle de la première syllabe – sur laquelle ne planait aucune incertitude – du prénom de mon inspiratrice. Pour ce faire, j’avais prolongé la première voyelle sur deux temps au lieu d’un comme l’aurait fait un authentique gondolier vénitien servant à l’improviste à ses clients ravis la tonitruante démonstration de ses prouesses vocales.

Mais en écoutant cette providentielle chronique, laquelle s’était avérée être un exposé sur les rythmes asymétriques digne des plus instructifs cours de solfège du conservatoire, voilà que je m’étais pris à me reprocher cette facilité. En scandant les cinq temps de « Take five », je commençai d’imaginer un poème lyrique à sept pieds, tout pétri de l’incertitude dans laquelle je me trouvais quant à l’exacte nature de son prénom, devant lequel le compositeur n’aurait qu’à s’incliner sans autre choix que faire coïncider la rythmique de son accompagnement musical avec celle de ce chant présomptueux. Une singulière exigence de vérité m'assiégeait soudain et je n’imaginai pas qu’elle pût être corrompue par l’emploi de je ne sais quelle astuce vocale, laquelle n’eût été, au bout du compte, qu’un odieux mensonge sournoisement travesti. Quelle ne fut pas ma joie, alors, lorsque j’entendis cette « Unsquare dance » qui me confortait on ne peut plus opportunément dans ma subite et nouvelle lubie. Je me pris même à battre la mesure à la force de mes sept syllabes magiques pour constater avec ravissement que le compte y était :

A – nna – bell’ – A – nna – bel – la

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