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C’est ainsi que je me retrouvai, après y avoir parsemé un peu de parmesan râpé, à me régaler avec un appétit que n’eût pas renié le héros rabelaisien d’une gargantuesque assiette de pâtes à peine trop salées en écoutant sans l’écouter vraiment une émission de radio dont j’avais pris l’habitude de suivre la chronique à l’heure réglée de mon déjeuner.

Une fois n’est pas coutume, c’est la musique qui était à l’honneur. L’animateur de l’émission avait ainsi convié un historien du jazz et tous deux s’employaient à revisiter quelques-uns des plus fameux standards de la discipline sous l’angle des circonstances qui avaient concouru à leur création. Mais j’étais encore tout engourdi par l’incroyable suite d’événements qui avaient peuplé cette matinée inoubliable et mon attention ne parvenait pas à se fixer durablement sur quoi que ce fût. Tantôt je rêvais d’elle, me délectant de son sourire et de sa voix, tantôt j’étais ramené à la réalité présente par le soudain intérêt qu’avait suscité une anecdote où une pertinente remarque de l’un ou l’autre de mes hôtes radiophoniques.

Alors que je m’apprêtais à passer au dessert et après qu’eurent été disséqués deux morceaux d’anthologie d’Ella Fitzgerald puis de Miles Davis, ce fut au tour du « Take five » de Dave Brubeck de passer à la moulinette de leur perspicacité. J’ai toujours été impressionné par cet impertinent dialogue entre le piano et le saxophone qui a rendu célébrissime ce morceau de bravoure. Mais je ne l’avais sans doute jamais écouté comme il me fut donné de le faire sous l’éclairage de cette lumineuse expertise. Et comme un fait exprès, il s’avéra que l’analyse résonnait d’une étrange manière avec les problématiques de mon présent immédiat.

L’on voudra bien me pardonner ici quelques approximations. Si je rends compte maintenant, comme cela me revient en mémoire à l’heure où je rédige ces lignes, des divers arguments qui furent exposés au cours de cette conversation radiophonique, c’est parce que ces arguments allaient, en quelque sorte, provoquer l’étincelle qui devait déclencher le feu d’une fièvre créatrice aux effets dévastateurs dont je n’aurais jamais seulement soupçonné qu’elle pût me mener vers des états mentaux aussi troubles et, plus encore que cela, à ce point accablants.

Si « Take five » devait se résumer à l’une de ses qualités, c’est sans doute à son tempo que l’on songerait en premier. C’est en effet ce fameux 5/4 qui, fondamentalement, donne à ce morceau impétueux cette allure si caractéristique qui fait penser à une chevauchée fantastique, étrangement claudicante et pourtant sans cesse portée vers l’avant – n’est-ce pas ainsi que j’aurais pu avec le plus d’exactitude qualifier l’enchaînement des événements de cette matinée ? C’est de lui, en outre, que l’on a tiré ce titre sans équivoque « Take five » et c’est grâce à lui aussi que, dès la première mesure, s’impose à l’oreille de l’auditeur l’inimitable signature acoustique qui a rendu cette œuvre si aisément identifiable. Les partitions entièrement adossées à un rythme à cinq temps sont plutôt rares dans le répertoire classique et l’on ne peut pas dire non plus qu’elles abondent dans le registre pourtant censément plus expérimental du jazz. Un rythme de cette nature n’est en effet pas particulièrement aisé à mettre en œuvre et l’on a toujours tendance, lorsque l’on s’exerce à scander une mesure en 5/4, à rebondir sur le cinquième temps comme on le ferait sur le premier temps de la mesure suivante si l’on avait affaire à un banal rythme binaire. Dans son génial « Take five », Dave Brubeck avait donc réussi à faire aller de soi ce cinquième temps comme s’il avait coulé de source, comme si l’asymétrie n’en était pas une et il est facile de vérifier que parmi les innombrables fanatiques du jazz qui n’ont jamais joué d’un autre instrument que leurs pieds où leurs mains, rares sont ceux qui se seront spontanément rendu compte de cette bizarrerie.

Depuis une dizaine de minutes, j’avais quitté mes rêves. J’étais tout entier concentré sur l’écoute de cette passionnante exégèse, laquelle était régulièrement illustrée par la diffusion d’un passage du morceau en question, et mon attention monta encore d’un cran lorsque l’animateur évoqua le rythme à 7 temps d’un autre morceau de Dave Brubeck – dans lequel il est uniquement accompagné de la section rythmique et d’une discrète contrebasse – lequel avait pour titre évocateur : « Unsquare dance ». Mon cœur se mit à battre un tempo plus rapide. L’animateur aurait-il la cruauté d’éveiller ainsi la curiosité de l’auditeur avant de le laisser en plan sans même lui donner le plaisir de découvrir cette probable pépite dont il admettait presque la rareté ? J’enrageais déjà en songeant qu’il me faudrait dès l’après-midi même courir à la médiathèque municipale pour être le premier à emprunter l’album « Time further out » tout en espérant ne pas me faire damer le pion par un autre de ces auditeurs de l’émission qui ne manquerait pas d’avoir la même envie que moi. Mais je fus vite apaisé. Le quart d’heure consacré à « Take five » touchait à sa fin et c’est sur la courte séquence musicale de cette « Unsquare dance » à la renommée incontestablement plus confidentielle que l’émission fut conclue.

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