Il était plus de midi lorsque je passai de nouveau le seuil de mon petit appartement, franchissant les limites d’un territoire qui m’était familier où j’aurais tout le loisir de reposer mon âme avant la campagne suivante qui ne s’annonçait pas moins périlleuse que celle qui venait de s’achever si favorablement. Aurais-je pu me douter, alors, que les quatre murs qui l’enclosaient auraient bientôt fait de réduire le périmètre de cette orgueilleuse forteresse à celui d’une austère cellule monastique dans l’exiguïté de quoi mon impéritie en matière de conquête amoureuse allait me condamner à me morfondre pour les temps à venir ? À cette heure-ci, cependant, j’exultais encore et la faim m’assaillit, tout excité que j’étais par la perspective sans obstacle qui paraissait désormais constituer mon horizon. Mais au lieu d’ouvrir le réfrigérateur pour faire l’état des lieux de mon garde-manger, je me jetai littéralement sur mes livres de recettes. Il convenait de fêter dignement cette victoire initiale et, en faisant d’une pierre deux coups, ce serait aussi l’occasion de m’exercer à la préparation de quelque repas somptuaire en vue du jour censément proche où j’allais saisir l’opportunité de l’inviter à ma table et lui donner matière à apprécier celle de mes « qualités domestiques » à laquelle j’ai toujours accordé le plus d’importance.

Je fus rapidement rendu à de plus humbles projets. Il était bien trop tard pour m’en aller acheter les ingrédients qui allaient immanquablement me faire défaut, fût-ce pour la plus modeste des préparations, et je n’eusse pas été en mesure d’apporter le soin nécessaire à ce qui devait être à la fois le festin de mon premier succès et la répétition d’un possible banquet de couronnement. Je remis donc à plus tard la conception du plus inoubliable des dîners aux chandelles dont j’avais bien conscience qu’il ne serait de toutes façons ni pour demain, ni même pour bientôt, tant il nous restait de chemin à parcourir avant d’en arriver à cette exquise extrémité. Je m’en tins donc à l’urgence de la situation et mis à bouillir une grande casserole d’eau avant d’y jeter une dose de pâtes suffisamment conséquente pour rassasier ce combattant fourbu dont j’avais été, au cours de cette matinée magnifique, tantôt le corps, aveugle au danger, vaillant et déterminé, tantôt la tête, consciente de ses faiblesses mais obstinée, que la chance autant qu’une insoupçonnable témérité, avaient au bout du compte coiffée des lauriers de la gloire.

En dressant la table, quelques instants plus tard, je me rendis compte que j’avais oublié de verser dans l’eau de cuisson une pincée de gros sel. « Eh là ! » m’exclamai-je pour moi-même, « voilà que tu oublies le sel... » Puis enchaînant sur ce mode déclamatoire par quoi je m’amuse souvent à libérer une joie ou un dépit engoncés dans un pesant silence, j’improvisai un chant à la gloire de mon égérie, digne de la plus délirante des opérettes d’Offenbach :

Annabelle, Annabella,

Voilà-ti pas qu’il oublie l’sel,

Mais où est l’sel ? Le sel est là !

Ah ça ! Dieu qu’Annabelle est belle,

Dieu qu’elle est belle Annabella...

Et j’avoue que cette joyeuse ritournelle, si ridicule fût-elle, fit mon bonheur pendant près d’un quart d’heure. Je la modulai dans tous les tons, tantôt dans le mode mineur, tantôt dans le mode majeur, et ne fis l’économie d’aucun effet de voix avant de parvenir à suffisamment exaspérer un voisin pour qu’il ne se ménageât pas, lui non plus, dans la manifestation de son agacement en des termes fleuris – dont je dois admettre qu’ils étaient parfaitement univoques – qui eurent pour effet de mettre un terme immédiat à mes envolées lyriques.