30.

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J’avais maintenant mon ticket dans une main et mon portefeuille dans l’autre. Mon sac à dos était remonté sur mon épaule, comme par miracle, et j’étais libre de mes mouvements. En m’apprêtant à plier le ticket en deux afin qu’il rentrât plus aisément dans le repli où j’avais coutume de glisser les reçus ou les cartes de visite qu’il convenait de ranger quelque part, je m’aperçus que des traces d’encre fraîche apparaissaient à travers la fine épaisseur du papier et j’eus machinalement la curiosité de regarder de quoi il retournait avant de le plier définitivement.

Ce que je découvris alors me fit l’effet d’une bombe. Je crois que je manquai de m’effondrer sous le choc mais, Dieu merci, la joie qui m’envahit presque simultanément me rendit au centuple les forces que la surprise avait menacé de m’ôter.

Elle y avait noté son numéro de téléphone.

Elle avait osé pour moi. Ô sublime engeance ! Où je n’avais pas su porter l’estocade, incapable de décréter venu le moindre moment propice, elle avait mis la sagacité et l’audace de son sexe – lequel en la matière ne finit plus de s’émanciper du pesant privilège de la faiblesse – au service d’un possible avenir amoureux à quoi, avec l’implacable réalisme d’un stratège sûr de son avantage et de sa capacité à forcer la décision, elle avait ouvert les portes sans ambiguïté.

Peut-être m’aura-t-on pris, alors, pour un joueur de loto, méthodique et persévérant, qui s’aperçoit soudain, en sortant du bureau de tabac, qu’il tient dans sa main le ticket gagnant d’un tirage exceptionnel sur lequel la combinaison de chiffres qu’il aura, la veille de ce jour béni, religieusement cochée sur la grille fatidique s’offre irréfutablement comme la preuve de son élection ? Je restai sans voix, sans gestes et sans pensées, dressé comme un obstacle incongru au milieu du gué, pendant un long moment dont je ne sais pas dire aujourd’hui s’il dura trente secondes ou cent ans. Je ne pouvais détacher mon regard de cette téméraire invitation au voyage. J’étais comme hypnotisé par ces chiffres magiques ciselés dans le geste d’une écriture précise, aux courbes élégantes, délicates et fluides, tandis que, semblable à un étudiant que l’anxiété paralyse immanquablement chaque fois qu’il s’affronte à l’épreuve des examens, je ne parvenais pas à croire que j’étais l’incontestable récipiendaire de cet accessit dont je ne me sentais pas vraiment digne.

Lorsque je glissai ce petit billet doux dans la pochette de ma chemise, au plus près de mon coeur, voilà que sans l’avoir voulu j'avais déjà mémorisé son numéro de téléphone. Il était imprimé à l’intérieur de moi et il suffirait ensuite que je songe à ces instants hypnotiques pour être capable de le restituer aussi précisément que si je l’avais eu sous les yeux, comme un indélébile filigrane incrusté dans le souvenir de cette découverte incroyable.

En rentrant chez moi, ce matin-là, j’étais porté par les ailes d’un désir extatique et j’avançais, au comble de la félicité, au devant d’une foule qui semblait s’ouvrir devant moi, étonnée et craintive, semblable à quelque Dionysos survolant le peuple des mortels et salué par les « Evoé ! » des bacchantes touchées par cette grâce inattendue.

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