29.

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Sans réfléchir à ce que je faisais, je suivis le mouvement de ces clients qui venaient comme moi de s’acquitter du paiement de leurs achats et se dirigeaient vers l’escalier mécanique qui les ramènerait au rez-de-chaussée. Eux étaient satisfaits. Moi, j’étais assommé et je crois que j’aurais pleuré si mes larmes avaient su prendre un parti entre la rage et la tristesse. Je me laissai porter par ce flot silencieux et je fus bientôt englouti par l’escalator. Devant moi, un jeune homme extirpait de son sachet à l’enseigne du magasin un DVD dont il venait sans nul doute de faire l’acquisition. Cette vision provoqua chez moi une angoisse subite. J’avais dans mon sac à dos le CD de Purcell, avec lequel j’étais entré dans le magasin sans qu’on me délivrât la moindre preuve que l’objet avait été visé par le service de sécurité et je fus soudain saisi d’une terreur insensée.

Etait-ce la conséquence finale de cette étrange conspiration du destin qui m’avait une fois de plus interdit le passage aux portes de la félicité ? Je fus en effet saisi d’un sentiment d’effroi qui n’avait pourtant pas lieu d’être produit par de si anodines circonstances. J’imaginai un scénario absurde dans lequel l’alarme des portiques anti-vols se mettrait à sonner sur mon passage et m’exposerait à la honte d’une fouille en règle au moment même où elle descendrait pour sa pause et me trouverait là dans la situation la plus déshonorante qui soit.

Cet affolement, bien sûr, n’était fondé sur rien que les délires subits de mon imagination mais je me mis à suer à grosses gouttes au moment précis où l’implacable engrenage de l’escalator me déposait à quelques pas de la sortie. Je n’avais pas d’alternative sinon celle de remonter immédiatement à l’étage supérieur – mais ceci était hors de question – et je me dirigeai vers les portiques devant lesquels mon agent de sécurité et son collègue trônaient comme des cerbères impassibles mais vigilants. Il me vint le réflexe de m’en aller chercher au fond du sachet le ticket de caisse qu’elle avait glissé là tout à l’heure pour le présenter innocemment à l’un de ces aimables molosses comme un gage indiscutable de mon honnêteté. Comme l’un et l’autre se tournaient le dos, chacun veillant sur l’une des deux ouvertures qui permettaient un mouvement incessant d’allées et venues entre l’extérieur et l’intérieur du magasin, je choisis de franchir ces portes vers la liberté devant celui des deux à qui je n’avais encore pas adressé la parole en supposant que mon attitude et ma mise lui paraîtraient moins suspectes qu’à l’autre, tout fébrile et dégoulinant de sueur que j’étais devenu. J’avais déjà le ticket à la main et faisais mine de le lui présenter lorsque d’un hochement de tête suivi d’un détournement du regard dédaigneux il me signifia que la voie était libre et que la production de ce laissez-passer était inutile. Quel soulagement ! En moins de temps qu’il ne faut pour le dire, j’étais sur le trottoir de l’avenue Jean Médecin et je me hâtai de disparaître dans le flot des passants pressés et des promeneurs en goguette qu’une belle journée d’hiver ensoleillée avait déversés sur l’artère principale de la capitale azuréenne.

En pressant le pas, comme un larron de circonstance, je me défis de l’une des bretelles de mon petit sac à dos pour y glisser le sachet contenant mon achat et me débarrasser du ticket de caisse que j’avais encore en main. Je me rappelai alors que, l’ayant à nouveau machinalement fourré dans la poche arrière de mon pantalon, je n’avais pas remis mon portefeuille dans le compartiment prévu à cet effet à l’intérieur de mon sac à dos. Exposé à la vue du premier venu, il eût suffi d’un furtif et anodin contact au milieu de cette foule en perpétuelle agitation pour qu’un habile pickpocket me le subtilisât sans que je m’en rendisse seulement compte. Dans l’instant où je fis ce constat – sans doute chacun a-t-il vécu ce genre de situation –, je cédai à l’impulsion d’une panique grotesque en jetant littéralement la main qui tenait encore le sachet vers la poche du pantalon où je m’étais pris à subitement douter de la présence du portefeuille objet de ces convoitises figurées. Dans la précipitation de ce geste incongru, je lâchai le sachet qui tomba à mes pieds et manquai de déverser sur le trottoir le contenu de mon sac à dos. Une telle figure de style n’aurait-elle pas dû provoquer l’hilarité des passants autour de moi ? Il n’en fut rien. Au contraire de cela, un adolescent me vint en aide, qui arrivait en sens inverse au bras d’une ravissante enfant de son âge et que je n’avais pas même entrevus, tout préoccupé que j’étais de prévenir un larcin dont je n’avais guère besoin qu’il ponctuât cette harassante matinée. Il lâcha le bras de sa partenaire, laquelle sous le coup de la surprise m’adressa un sourire compatissant, et ramassa pour moi le sachet tombé à terre en m’obligeant d’un « ne bougez pas ! » qui me figea d’étonnement. Ce n’était pas la politesse méritoire de ce presque jeune homme – en prévision de laquelle je dois bien avouer que je n’aurais jamais parié un sou – qui déclencha chez moi cette réaction de stupeur mais bien plutôt ce vouvoiement, tout empreint de la différence d’âge figurée qui s’établissait entre nous, et cette déférence exagérée qui me chargeaient soudain des pesants attributs d’une aînesse canonique. Je ne bougeai pas, tout contorsionné que j’étais à vouloir prévenir la chute de mon sac à dos d’un côté et de l’autre, la perte de mon portefeuille que ma main gauche avait saisi avec la littérale gaucherie que l’on était en droit d’attendre d’elle. Je ne sais trop comment il s’y prit mais en un tour de main, il avait empêché la chute du sac, me permettant de rattraper mon portefeuille, et me tendait maintenant le sachet qu’il ne restait plus qu’à glisser là où j’avais prévu qu’il fût rangé. Je le priai de l’y déposer et, après qu’il se fut exécuté, le remercia vivement de sa gentillesse en lui disant tout le bien que je pensais de sa noble conduite. Voilà que sans m’en apercevoir, je venais d’incarner le rôle qu’il m’avait assigné ! Saisissant la main de sa petite amie et avant de reprendre le cours de cette attendrissante amourette à l’exact baiser où ma mésaventure l’avait interrompue, il me salua d’un « au revoir monsieur » qui acheva de me briser le dos sous le poids de ces années irrécusables dont il me chargeait sans ménagement et tous deux continuèrent leur chemin vers la maturité où, en les regardant s’éloigner bras dessus, bras dessous, je me pris à leur souhaiter d’accoster le plus tard possible.

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