28.

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C’est alors que je songeai à l’énigme de son prénom. Tout ébaudi que j’étais par le tour que les choses avaient pris, trop content de tenir convenablement mon rang dans l’impeccable déroulement d’une scène sans anicroche, j’avais omis de m’en aller chercher sur son veston la réponse à cette question qui m’avait taraudé plusieurs jours durant.

Elle portait ce jour-là un foulard qu’un coup de froid probable avait infligé à sa gorge délicate et une extrémité de cet élégant accessoire pendait sur sa poitrine, laissant deviner par transparence l’objet convoité mais celant au regard indiscret des espions de mon espèce le secret jaloux de son identité. Je jouais de malchance ! Tantôt l’insigne était illisible, tantôt il était dissimulé par un foulard et je ne saurais toujours pas. Mais l’occasion m’était offerte, qui allait me permettre d’infléchir le cours des événements vers le terme dont j’avais à charge qu’il nous fût également agréable : je lui demanderais son prénom, lui donnerais le mien en retour et n’aurais plus qu’à lui proposer un rendez-vous pour aller boire un verre, un soir prochain, à la terrasse d’un café de la vieille ville.

La chose cependant était plus facile à imaginer qu’à réaliser. Pour moi du moins, qui avais toujours marqué dans l’approche du sexe opposé une réserve que mon entourage prit longtemps pour de la timidité quoiqu’il se fût agi, en vérité, d’une réticence certes inconsciente mais qui était d’une nature autrement plus singulière.

Guettant la moindre hésitation, dans laquelle je me fusse engouffré sans attendre, j’en venais presque à trépigner d’impatience alors que notre conversation suivait un cours sans encombre, presque monotone, et que je ne voyais pas s’annoncer de circonstance qui s’avérât propice à l’inflexion attendue autant qu’espérée. Chacune de nos répliques, en effet, tantôt rebondissait sur la précédente, tantôt appelait une réponse à laquelle il eût été incongru de déroger et l’occasion sans cesse se défilait devant le piètre larron que j’étais, qui désespérais de parvenir jamais à mes fins transparentes.

Bien sûr, le client que je redoutais arriva. Il en vint même un second presque immédiatement à sa suite et je vis qu’ils choisirent, tous deux simultanément, la caisse devant laquelle j’aurais, dans l’instant, dressé une barrière de barbelés infranchissable si je l’avais pu pour mieux nous protéger de ces intrusions importunes. Elle les vit aussi, du coin de l’oeil, et probablement elle sentit leur présence mouvante plus qu’elle ne les vit car, quoique je sentis bien qu’elle se résolvait à cette irruption qui sonnait le glas de notre doux conciliabule, elle ne prit pas la peine de détourner la tête à leur approche mais termina sa phrase comme si elle avait voulu en cela que notre conversation ne finît jamais. Pourtant un silence gêné, aussi fugace que lourd de conséquences funestes, prit la place de notre conversation. Le premier des quidams lui demanda bientôt si sa caisse était ouverte et je la vis tourner vers lui son visage habillé d’un sourire de circonstance avant de lui répondre par l’affirmative.

Dès ce moment, le charme fut brisé. Il convenait maintenant que nous missions promptement un terme à ces instants de grâce en reprenant le cours de cette transaction, laquelle n’attendait plus que son achèvement en bonne et due forme, dont nous avions pris le prétexte pour faire un peu connaissance, usurpant ces minutes délicieuses à l’ordre des choses marchand. Et moi, qui n’avais pas osé placer ma requête en temps utiles, j’étais désormais condamné à attendre qu’un miracle se produisît. Une foule brutale, pareille à la plèbe ignorante qui choisit Barrabas plutôt que Jésus, me pressait maintenant vers la sortie et ce concours de circonstances malheureux – quoiqu’il fût inévitable – me plongea dans le désarroi.

Elle passa à nouveau le code-barre du « Premier homme » devant le lecteur optique de sa caisse automatique et m’annonça le prix de mon acquisition en me jetant un regard presque interrogateur, lequel était sans aucun doute l’ultime perche qu’elle pût me tendre et que je ne sus pas saisir. Je sortis mon portefeuille et présentai ma carte bleue qu’elle m’invita à introduire dans le terminal avant de me prier de taper mon code lorsque l’indication correspondante apparaîtrait sur l’écran. Dans la seconde qui suivit, je pris la résolution de tenter le tout pour le tout. Je tapai mon code, fébrilement, persuadé que j’allais commettre une erreur de frappe, puis appuyai sur le bouton « OK » qui déclencha l’identification et la vérification de ma carte et de mon compte bancaire. En pensée, j’avais déjà répété deux fois la scène et je levai soudain le nez de la machine, laquelle tout occupée qu’elle était à sa besogne comptable nous offrait un dernier répit, dans le dessein de me jeter à l’eau.

Elle était en train de déplier un sachet en plastique dans lequel elle allait déposer mon livre et je ne pus croiser son regard avant que sa caisse ne délivrât le ticket qui confirmait la transaction. Elle avait tourné la tête et moi je fus arrêté dans mon dernier élan par le mur de cette absence momentanée où son regard m’avait fui. Le bruit de l’impression, comme le stimulus d’une expérience de conditionnement, déclencha le geste mille fois accompli par lequel elle saisit le feuillet et le coupa, d’un mouvement de poignet sec et précis, avant de me rappeler de récupérer ma carte bancaire. Je n’avais pas saisi ma dernière chance. J’obtempérai, sans un mot, puis j’extirpai mon portefeuille de la poche de mon pantalon, que j’avais rangé là d’un geste automatique, pour remettre ma carte bleue dans le compartiment d’où je l’avais extraite. Pendant le temps que cela me prit pour l’y glisser, elle avait griffonné quelque formule cabalistique sur ce qui devait être le ticket de vérification destiné à sa caisse, puis avait glissé le ticket de caisse qui m’était destiné dans le sachet qui contenait mon livre et me tendait maintenant le tout avec un sourire charmant qui me désola. Dans ce sourire-là, je ne sus lire aucun dépit et je pris possession de ce qui m’apparut alors comme un odieux bon de sortie en m’acquittant des formules de politesse de circonstance par quoi je la remerciai tristement et répondis à son « au revoir » en lui souhaitant une bonne journée.

Une ultime bravade m’aurait sans doute permis, sur le fil, de décrocher la récompense à quoi j’aspirais si j’avais seulement été capable d’imaginer une façon d’en user qui ne m’eût pas exposé au ridicule mais je ne sus quoi dire qui m’eût assuré d’une telle réussite et je m’en fus piteusement vers les abysses de ma désespérance à venir. En tournant au bout du corridor qui longeait les caisses pour me mener vers la sortie, je lançai dans sa direction un ultime coup d’oeil avant de me résoudre à disparaître. Hélas ! Elle était assaillie de questions par ce sinistre individu qui avait interrompu notre conversation au moment le plus inopportun et je n’eus pas le bonheur de plonger une nouvelle fois dans le bain des délices que m’avait procurés son regard merveilleux. Je me tordis presque le cou pour prolonger aussi longtemps que possible cette dernière occasion mais en dépit de ces contorsions désespérées elle disparut bientôt de mon champ de vision et je dus me résoudre à quitter le théâtre des opérations sur ce désastreux épilogue.

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