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L'insuccès de cette manoeuvre improvisée, cependant, n’entama en rien l’élan et la force de quoi une sorte d’état de grâce extatique – que l’on n’a guère de chances d’éprouver que dans ces circonstances trop rares où une réciprocité de désirs providentielle abolit tout soudain les frontières entre la réserve et la connivence – m’avait nanti. Je me sentais la prestance et l’autorité naturelle d’un lion au beau milieu d’une savane assujettie, pavanant avec une lenteur calculée, et je profitais de ces instants de majesté, sans mot dire, tout galvanisé que j’étais par cette situation délicieuse et suave.

Aussi, ce fut elle qui rompit le silence. Mais au lieu de me placer devant une alternative brutale et décisive qui m’eût contraint de prendre l’initiative ou d’accepter d’être chassé vers une sortie imminente et honteuse – ce qu’elle eût pu légitimement faire en me réclamant incontinent le paiement de mon article –, elle engagea la conversation sur le sujet de la littérature en posant son regard, avec une étrange insistance dans quoi je crus déceler de la mélancolie, sur la couverture de mon livre de poche où figurait la photographie en noir et blanc d’un enfant souriant qui n’était autre que le petit Albert Camus, vers l’âge de dix ou onze ans, de qui le prisme de cet instant figé de sa vie algéroise, sous le soleil de son enfance, nous permettait aujourd’hui de partager l’insouciance frivole.

Cette invite me combla d’aise. D’abord elle confirmait les impressions que je m’étais faites au sujet des centres d’intérêts que je lui avais supposés, comme si j’avais réussi à lire dans son âme en l’espace de ces maigres instants que nous avions à peine partagés dix jours auparavant. Ensuite, elle prenait le relais de l’échange badin qui avait précédé et voici qu’elle en initiait un autre, d’une portée plus profonde et, partant, d’une nature inévitablement plus intime. Elle nous lançait ainsi dans l’ascension d’un possible sommet le long de laquelle la perspective s’ouvre progressivement pour offrir au regard, une fois parvenu en haut, rien moins que l’immensité du monde.

Je n’avais pas eu à me justifier de mon retour impromptu ainsi que j’avais craint de devoir le faire, comme si elle l’avait attendu et qu’il avait été la chose la plus naturelle du monde. Au lieu de cela, nous en étions maintenant à discourir sur l’état de la littérature française, partageant l’émotion que nous procuraient, à l’un autant qu’à l’autre, les écrits de ces auteurs d’un certain courant dont les plus illustres représentants, hélas ! étaient tous aujourd’hui disparus. Eussé-je rêvé cette scène que je n’aurais pas su la rendre plus agréable et plus conforme à mes désirs !

Elle était en réalité beaucoup plus compétente que je ne le serai sans doute jamais dans le registre de la littérature. Avais-je quelque don de divination qui aurait attendu cette aventure singulière pour se voir si tardivement révélé ? Je l’avais imaginée archéologue ou spécialiste de la littérature française du XXème siècle et voici que j’avais eu le nez creux. Elle avait en effet suivi des études littéraires, plus poussées que les miennes, et si elle n’était pas allée au bout de la thèse qu’elle avait commencée, c’est parce que les circonstances de la vie l’en avaient empêchée qui ne lui avaient pas permis, depuis, d’y revenir.

Quoique je brûlasse de le savoir, je n’osai pas lui demander à quel sujet précis elle s’était attelée pour combler les dernières années de cette ultime gageure qui ponctue la formation des plus pugnaces et des plus méritants étudiants de l’université française. Je ne voulais pas la brusquer en la soumettant à une inquisition désagréable sur un sujet qui pouvait bien être sensible et je m’en tins, pour l’heure, à l’excitation joyeuse que me procurait la perspective d’avoir été capable de deviner, au moins dans ses grandes lignes, la nature de son cursus universitaire.

La conversation, qui durait depuis près de trois ou quatre minutes, devait maintenant prendre un tour plus décisif sous peine se voir inopinément interrompue par l’arrivée d’un autre client qui, abusant sans le savoir de son bon droit, eût mis un terme obligé à cette délicieuse entrevue. J’avais parfaitement conscience de cette nécessité impérieuse et cependant je ne parvenais pas à trouver l’ouverture, à franchir le pas qui m’eût permis d’obtenir l’assurance de ce que ces instants n’étaient que le prélude à d’autres, à venir, aussitôt que possible gagnés sur le temps qui allait être forcément perdu à attendre que nous eussions le plaisir de nous revoir. Je guettais le moment opportun mais je me trouvais incapable d’en provoquer la survenue. En vérité, c’est elle qui avait mené le bal depuis le début et là où je croyais avoir fait preuve d’une aisance magnifique, je m’apercevais soudain que je n’avais fait que suivre son pas.

Toutefois je savais que pour la prochaine figure, pour le dernier mouvement, ce serait à moi et à moi seul de prendre la direction des opérations afin de faire coïncider l’envolée de ma partenaire puis sa réception dans mes bras avec la cadence finale de l’orchestre afin que ce porté ultime soit une apothéose et notre joie, celle de vainqueurs incontestables.

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