25.

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« Je volais, je le jure, je jure que je volais... » chantait Brel et moi, enfin libéré d’un oppressant état d’atermoiement et d’indécision, je jure que je ne volais pas moins que lui, tout soulevé que j’étais par une impatience fébrile et une façon de confiance irraisonnée pareille à celle qui meut les coeurs les plus valeureux face aux situations les plus désespérées et les porte au triomphe.

En posant le pied sur le sol du premier étage, je pris une profonde inspiration, tel un athlète positionné sur les starting-blocks qui s'apprête à bondir, puis j’avançai vers l'arène de mes exploits à venir, perdu dans des pensées sans image et sans mot, comme un automate dépourvu de la moindre latitude personnelle. Lorsque je parvins aux caisses, je dus me forcer à retrouver une contenance, une réalité physique, et à reprendre, à coups d’objurgations salutaires, mes esprits vagabonds qui avaient rien moins que déserté mon corps sur le trajet de ces quelques mètres parcourus avant le précipice. Une fraction de seconde suffit à me ramener à la vie. Arrivai-je après une bataille ? Il n’y avait pas un seul client devant sa caisse. Elle était là qui semblait affairée à mettre un peu d'ordre dans ses affaires, discutant distraitement avec une collègue à qui elle tournait le dos et jetant par moment un coup d’oeil alentour pour vérifier qu’il ne s’approchât pas quelque chaland indécis, hésitant à la solliciter, montrant par là qu’elle était naturellement prête à s’occuper de son cas quoiqu’elle parût ne l’être pas.

J’approchai, moi, dans l’élan d’une course effrénée soudain ralentie par la survenue de cette circonstance inattendue, et c’est par un de ces coups d’oeil jeté à la dérobée qu’elle me vit approcher et peut-être aussi marquer cet imperceptible temps d’hésitation qui, malgré son caractère furtif, ouvrit une première brèche dans le trop impeccable aplomb de ma hardiesse conquérante.

Qui saurait dire avec certitude à quel moment un coup d’oeil devient un regard ?

Je le sus, moi, dès cet instant : ce coup d’oeil-là, lancé comme un filet à la mer sans promesse de capture, se mua en un regard sublime au moment même où il rencontra mes yeux. Et je sais aujourd’hui que ce regard, imparablement précis, qui s’en vint croiser le fer avec le mien dans la fulgurance d’une première passe à quoi j’avais eu à peine le temps de m’attendre et sans que je m’y fusse seulement préparé, restera à jamais gravé dans ma mémoire, et ce malgré les souffrances auxquelles il me condamnait et les affres dans lesquelles il allait me plonger des jours et des jours durant dès l’issue de ce combat grandiose et funeste à la fois.

Dans le temps qu’il me fallut pour parcourir la dizaine de mètres qui me séparait encore d’elle, je la vis finir de ranger une liasse de petits bouts de papier noircis de chiffres innombrables – des tickets de caisse sans doute – avec une minutie et une dextérité impressionnante à tel point que lorsque je parvins à sa hauteur, elle n’était plus distraite par rien que les dernières sentences de sa prolixe collègue.

C’est le « re-bonjour ! » enjoué qu’elle m’adressa en levant à nouveau son visage vers moi qui mit tacitement fin à cette conversation. Assise sur un de ces tabourets hauts qui donnent à son interlocuteur l’impression que l’on est en position debout, elle avait maintenant dompté ses mains expertes, lovées l’une dans l’autre, inertes, et les tenait pudiquement posées sur le haut de ses jambes croisées. Je ne pus m’empêcher de voir dans le tableau de cette posture singulière la réplique parfaite quoique anachroniquement contemporaine de la trop sage contenance de la Joconde. Mais tandis que le sujet de Leonard de Vinci dispense universellement un sourire énigmatique derrière lequel des générations de chercheurs et d’écrivains se seront échinés à décrypter quelque indéchiffrable message, elle me fit don, elle et rien qu’à moi, d’un autre de ces sourires magnifiques, rayonnant de sincérité et dénué de mystère, par la grâce de quoi elle m’avait déjà transpercé le cœur à deux reprises.

Je lui répondis de même. Mais j’aurais voulu être pourvu d’un don d’ubiquité providentiel qui m’eût permis d’être en même temps et l’interprète et le metteur en scène, pour vérifier que le sourire que je lui rendis en répétant son « re-bonjour ! » n’était encombré d’aucune affectation, d’aucune niaiserie ni d’aucune suffisance importunes. Il fut ce qu’il fut et je m’autorise à penser qu’il fut franc, sans plus d’artifices, car tout le temps qu’allait durer notre échange elle conserva le sien à chaque occasion si prodigue qu’elle me l’avait offert en m’accueillant. Je crois que j’y bus le courage qui allait se trouver si bien payé quelques instants plus tard et dont, hélas, je ne retrouverais plus la saveur prodigieuse au cours des jours terribles qui allaient suivre. Cet instant de bravoure sublime, en effet, fut la flamboyante dernière tirade d’un premier acte aux rebondissements épiques en regard des jours stériles qui allaient s’ensuivre et qui marquèrent l’avènement d’un second acte tragi-comique, lequel laisserait bientôt mes chances se consumer et moi dériver lentement vers les frontières ultimes de ma raison.

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