24.

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Voilà que je me trouvais hors de la file, à deux pas de la sortie où officiait mon impassible agent de sécurité, surveillant nonchalamment le flot continu de clients quittant le magasin. En quelques pas, je me fusse retrouvé dehors, libéré du poids de ces péripéties éreintantes, prêt à rentrer chez moi et à retrouver le calme et la douce torpeur d’une solitude familière et sans flammes. Mais il n’était pas dit que je renoncerais, ce jour-là, à ma folle équipée. Je tournai les talons, une fois de plus, et je repartis à l’assaut du premier étage, le coeur assuré de la justesse de ma cause mais l’esprit déjà tout embrumé par les scénarios au nombre desquels j’allais maintenant devoir choisir le plus crédible pour justifier de mon retour sur scène.

Quelques instants plus tard, je déambulais dans les allées du premier étage au milieu des ordinateurs et de toutes ces manifestations de l’intarissable capacité du génie humain à nous créer en permanence des besoins aussi novateurs que futiles. Il y baguenaudait une multitude de jeunes gens, et de moins jeunes aussi, qui semblaient s’émerveiller à chaque station qu’ils faisaient devant tel ou tel petit bijou de technicité, miniaturisé à l’extrême, comme des enfants devant un jouet ardemment désiré dans la vitrine d’un marchand de rêves. J’eus fugitivement l’impression – absurde, j’en conviens – que les choix se portaient sur les objets en fonction non de l’utilité relative de ceux-ci mais en raison de la potentialité d’une ressemblance physique entre le convoiteur et l’objet convoité. Je voyais à ces jeunes visages des expressions cybernétiques, dépourvues de vie, et je compris que je n’étais pas à ma place. Le deuxième étage était celui du son, en général, et de la musique en particulier ; Le troisième, celui des livres et de l'écrit sous toutes ses formes. Je décidai donc de monter vers les niveaux supérieurs et d’y chercher quelque objet d’intérêt dont j’allais consentir à l’achat qui me ramènerait vers elle pour ma dernière tentative, pour mon ultime chance d’établir un contact susceptible de donner naissance à une espérance légitime.

Au deuxième étage, j’errai de longues minutes entre les présentoirs, allant d’un bac à l’autre et m’appliquant à faire un choix parmi les centaines de CD disponibles, pesant le pour, pesant le contre et reculant face au nombre des possibles, affolé devant mon immense latitude, condamné à prendre une décision imprévue à quoi la préméditation sur laquelle j’avais voulu me reposer, battue en brèche par des circonstances contraires, ne me permit évidemment pas d’échapper. Je ne parvins pas, tout déchiré que j’étais par le désir de bien choisir, à arrêter une décision dont j’eusse pu être certain qu’elle ne serait pas entachée, dans les jours à venir, d’un quelconque regret et je pris le parti de monter encore d’un niveau pour jeter mon dévolu sur un livre pour lequel le choix de l’auteur serait plus éprouvé et qui, pourvu qu’il s’agît d’un auteur non traduit, ne risquait pas d’être contredit par le manque de justesse d’une interprétation autre que la mienne.

Au troisième étage, enfin, je me sentis plus léger. Etait-ce l’élévation ? Allons bon ! Voilà que ma quête insensée se mêlait de prendre maintenant des allures allégoriques, pour ne pas dire mystiques. Il était grand temps que cet épisode prît fin et puisque sa résolution ne dépendait plus de ce que ce choix-là fût fait, je me convainquis de la nécessité de mettre promptement un terme à ces ridicules tergiversations. D’ailleurs, il était impératif que je ne perdisse pas davantage de temps à l’heure où ces minutes écoulées constituaient, pour un destin contrariant, autant d’opportunités de nuire en la faisant disparaître de son poste ou bien en agglutinant autour de sa caisse une multitude d’acheteurs fébriles qui eussent claquemuré, dressant autour de nous les oppressantes parois leur brusque impatience, les précieuses secondes d’intimité à quoi j’aspirais avec elle et vers quoi toute cette mise en scène puérile et grotesque tendait finalement.

Je me dirigeai donc vers le rayon de la littérature française et, parcourant les rayonnages en suivant l’ordre alphabétique, je ne fus pas long cette fois-ci à me décider pour un ouvrage d’Albert Camus. Je n’avais pas lu la dernière de ses oeuvres, inachevée et publiée à titre posthume quelques trente-quatre ans après sa mort sous ce titre intriguant : « Le premier homme ». Mon choix était fait et, saisissant le seul exemplaire disponible avec une résolution presque ostentatoire, je n’éprouvai pas même le besoin de me livrer à cet examen systématique auquel je soumets habituellement tout livre que je ne connais pas, à chaque fois que je traîne mes guêtres dans une bibliothèque ou une librairie, en feuilletant ses pages puis en parcourant à la dérobée quelques lignes choisies au hasard pour me fier à une impression brute où la recherche d’une sorte d’équilibre formel – inqualifiable mais cependant proche de celui que j’aime à trouver dès le premier regard en survolant les portées d’une partition – est le critère fondamental avant de consacrer, lorsqu’il y a lieu, de plus attentives minutes à véritablement lire deux ou trois pages à la suite pour confirmer ou infirmer les émotions initiales éprouvées à l’occasion de ce premier examen.

Mon Camus en main, je m’échappai de cet étrange purgatoire à quoi je m’étais moi-même condamné et m’en retournai vers mon destin, heureux de mon choix, satisfait de la diligence avec laquelle j’étais parvenu à le faire et prêt à affronter l’ultime épreuve de cette journée haletante entre toutes, qui s’en allait déterminer le devenir de mes folles aspirations à la félicité amoureuse.

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