23.

5 minutes de lecture

Quittant les lieux, en cherchant à ne paraître pas si piteux que je l’étais en vérité, je pris la résolution de couvrir ma retraite en faisant mine de suivre scrupuleusement la voie que son aimable conseil avait jalonnée de tous ses bons soins et, plus exactement, de ce que je me figurais être une attention toute particulière à mon endroit. Sans doute me suivait-elle des yeux, comme elle l’avait peut-être déjà fait tout à l’heure sans que j’en susse rien, et je n’eus voulu pour rien au monde qu’elle soupçonnât la moindre manigance sous le couvert de ma première approche, laquelle s’en allait être inévitablement suivie d’une seconde, qu’elle s’en doutât ou non, après un temps dont j’allais maintenant avoir à estimer la durée pour que celle-ci ne parut ni inopportune, ni suspecte. Pour n’avoir pas à réfléchir plus avant, je décidai d’accomplir la démarche d’échange telle qu’elle me l’avait prescrite ce qui m’épargnerait du moins une errance obligée, un inconfortable vagabondage entre les différents étages du magasin dans l’attente du moment opportun ou de quelque illumination qui m’eût montré le chemin le plus court et le moins semé d’embûches vers la réalisation de mon picaresque dessein.

En me sentant descendre vers le rez-de-chaussée, debout et immobile sur l’escalator qui me ramenait à l’endroit même d’où j’étais parti à l’assaut quelques instants plus tôt, j’eus le loisir de songer à nouveau à cet aveu que je m’étais plu à lire dans son premier regard. Il ne pouvait pas ne pas avoir été tel que je l’avais reçu. Il eût été différent. Il n’eût pas pris surtout les couleurs de son sourire immédiatement après. Elle m’avait reconnu. Et je crois qu’en posant le pied sur le sol du rez-de-chaussée, j’en étais désormais convaincu.

Je fis donc à nouveau la queue devant le comptoir de l’accueil sous l’oeil de l’agent de sécurité que j’avais questionné en entrant dans le magasin. Non qu’il me portât une attention particulière. Il me regardait, moi et d’autres en même temps que moi, en portant sur les choses un regard dont je ne saurais dire s’il traduisait une réglementaire suspicion, une discrète connivence ou bien la plus parfaite indifférence. Mais je ne lui prêtai finalement pas longtemps attention. Je compris bientôt qu’il n’avait nulle intention de me causer le moindre tracas et que j’avais intérêt à l’ignorer autant qu’il m’ignorait pour que cette ignorance mutuelle perdurât le plus longtemps possible.

Par bonheur, la file s’était réduite considérablement et je n’eus pas à attendre plus de trois minutes pour avoir la chance de rencontrer cette hôtesse vers qui j’avais été si gracieusement envoyé. Mon tour vint promptement donc, et c’est tout émoustillé encore par les délicieuses sensations que m’avaient procurées la douceur des paroles prononcées par mon égérie que je m’apprêtai à déclarer à mon interlocutrice que je m’en venais de sa part pour procéder à un échange. Je me rendis compte aussitôt que je n’avais pas eu la présence d’esprit, tout à l’heure, de vérifier si la dernière lettre de son prénom avait été corrigée sur son insigne de telle sorte que j’eusse pu en prendre connaissance de la façon la plus naturelle qui fût et cela sans risquer une malencontreuse entorse des cervicales. Mais l’audace ne m’avait pas complètement quittée dans quoi j’avais puisé plus tôt l’énergie qui m’avait lancé vers le champ de bataille de ma conquête prochaine avec une ardeur si nouvelle. L’occasion était trop belle et j’en profitai pour tenter moi-même, subrepticement, d’effectuer la vérification à laquelle je n’avais pas même songé à me livrer quelques instants plus tôt. Tel un Machiavel d’opérette, ourdissant une cabale inopinée à la faveur des circonstances, je pris le parti de me réclamer de ses bons soins en affectant de prononcer son prénom avec la même ambiguïté que celle qui m’avait empêché de me le réciter à moi-même, ces soirs derniers, dans mes prières et ceci à la seule fin que cette incertitude acoustique délibérée entraînât une réaction de la part de sa collègue qui me permît de savoir. Hélas ! Martine n’avait pas l’oreille alerte d’une musicienne. Ou bien était-elle une amie loyale qu’une manigance si grossière ne pouvait abuser, de qui j’avais présomptueusement attendu qu’elle fût malgré elle l’instrument de la révélation que j’entendais provoquer. Elle ne broncha pas et je crois même, en vérité, qu’elle n’entendît pas la question que je lui avais ainsi posée, dont je mourais de ne pas connaître le fin mot, pour la simple et bonne raison sans doute que j’avais trop parfaitement escamoté la dernière voyelle de ce prénom à jamais mystérieux dans un souffle quasiment inaudible qui pouvait contenir et la « e » et le « a » et les deux à la fois. Les quelques cours de chant que j’avais suivis, plus jeune – avant de sagement renoncer à mettre à mal plus longtemps les merveilles du répertoire lyrique – ne m’avaient ici servi à rien qu’à réussir à faire passer comme lettre à la poste ce que j’aurais voulu faire grincer comme fausse note à son oreille. Une fois de plus, j’avais fait les choses à l’envers et je m’étais fourvoyé dans mes propres menées. Il eût été plus astucieux bien sûr de faire un choix clair et déterminé entre les deux propositions et de l’exposer incidemment à son oreille – ainsi qu’on joue l’une de ses compositions sans avoir l’air d’y toucher à un public choisi dont on attend qu’il s’exclame, s’ébaudisse et crie au génie tout à la fois – afin qu’elle me corrigeât s’il y avait lieu et me donnât ainsi la solution de mon énigme. N’eût-elle pas réagi que j’aurais pu tenir ce choix de prononciation pour acquis et, dans un cas comme dans l’autre, j’eusse enfin su.

Ma requête fit chou blanc. Avec toute la bonne volonté du monde, Martine n’aurait pu ni échanger ni rembourser mon CD de Purcell pour la simple et bonne raison que je n’étais pas en mesure de présenter le ticket de caisse. J’avais bien sûr ôté et jeté la couverture plastique de protection et, incidemment, la puce électronique associée si bien que rien ne m’aurait permis d’apporter la preuve que mon achat avait été effectué dans ce magasin. Je ne discutai pas la décision. En vérité, elle me soulageait. Je m’en étais rigoureusement tenu à la marche à suivre que m’avait indiquée l’ange du premier étage. J’avais pour moi l’acquis de ma conscience et je repartais sans avoir eu à consommer le sacrifice à quoi je m’étais résolu et pour lequel j’avais dû faire un choix si cornélien. Mais où repartais-je ?

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 4 versions.

Vous aimez lire Baptiste Jacquemort ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0