22.

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Chaque étage, dans cet auguste temple de la religion des temps modernes qu’est la consommation, se déploie le long d’une sorte de balcon de théâtre circulaire, tournant autour d’une large fosse où ont été installés les escalators et les ascenseurs, dont on fait le tour comme on se promène autour d’un lac avant de revenir, forcément, à son point de départ. Sans réfléchir plus avant, j’étais parti vers la droite, presque intuitivement, en suivant le flot des habitués qui se dirigeaient vers les espaces d’exposition de la marchandise. Ceci me contraignit à faire un tour quasi complet de l’étage pour parvenir aux caisses où je la venais chercher. Mais lorsque j’arrivai dans ces parages attendus, je me rendis compte que je me trouvai du côté où l’acquéreur potentiel fait la queue en attendant de se voir apposer sur son acquisition le sceau qui l’autorise à la déclarer légitimement sienne. J’avais prévu d’arriver par derrière, par où l’on s’en va, pour éviter toute équivoque et me permettre de n’y paraître rien. Et voilà que j’apparaissais du mauvais côté. Je n’osai pas passer devant les caisses de peur qu’elle ne me vît avant que ma présence lui fût autrement imposée et je fis demi-tour. Mais je n’avais pas fait deux pas que je me pris à redouter une nouvelle rencontre avec ma délicieuse octogénaire. Elle m’avait si bien encouragé de son regard sans équivoque que je craignis de la décevoir, de la mettre en situation de douter même de ma sincérité, en me croisant déambulant dans les allées lorsque j’aurais dû déjà me trouver à genoux, aux pieds de mon égérie, lui déclarant une flamme à laquelle elle n’eût rien pu faire que succomber. Par où va cet amoureux ? Il court vers son amour, mais dans le mauvais sens ! Est-ce à dire qu’il la fuit ? Eh quoi ! La gaucherie du soupirant n’est-elle pas proverbiale ? Un autre sourire en passant, un « je me suis trompé de côté ! » goguenard et j’aurais à nouveau été gratifié de son sésame, sans coup férir.

Le problème ne se posa pas. Lorsque j’avais provoqué cette embarrassante collision, quelques instants auparavant, elle s’apprêtait à s’engager sur l’escalator menant aux étages supérieurs et elle devait maintenant s’y trouver, au gré des rayonnages, farfouillant entre les derniers livres sortis des cartons pour trouver la perle rare qui ne fût pas un étalage peu ragoûtant de cette étrange et souvent libidineuse fascination pour la médiocrité, voire pour la vacuité, au moyen de laquelle les jeunes auteurs qui commençaient de faire fureur à cette époque-là s’ingéniaient à rajouter une palette résolument « post-moderne » au registre de la littérature autobiographique. La voie était libre et je volais maintenant dans l’autre sens.

Empruntant à rebours cette sorte de sas – qui permettait au chaland ayant acquitté son dû de quitter la place avec son acquisition sous le bras sans risquer de faire sonner toutes les alarmes du magasin – je me dirigeai vers la caisse où j’avais eu l’occasion de lui voler son prénom, la semaine précédente, quoique mon larcin n’eût pas été aussi décisif que je l’aurais souhaité. Je m’approchai à pas lents, ralentis peut-être par le manque d’assurance, et avisant la caisse en question – où, en raison de la disposition des lieux, il fallait qu’elle me tournât le dos – je commençai de distinguer une silhouette dont je compris bientôt qu’elle n’était pas la sienne. Hélas ! Être le héros d’une romance moderne n’est pas de tout repos. Il faut sans cesse batailler contre une adversité tout aussi féroce que pugnace, franchir des montagnes aux parois vertigineuses ou traverser des rivières en crue, avec pour seules armes une farouche obstination et, si possible, un flegme tout britannique.

Ainsi, ces premiers mètres parcourus, j’étais peut-être passé devant sa caisse et peut-être aussi m’avait-elle déjà entr’aperçu, guettant ma proie et cherchant des yeux quelque objet d’un désir dont je n’avais certainement pas songé à dissimuler, dans ce moment d’égarement, la navrante trivialité. Posté là comme un trublion ridicule, au milieu du gué, je n’avais d’autre choix qu’avancer vers les dernières caisses en espérant la trouver sur le chemin qu’il me restait à parcourir. À défaut de quoi, je ferais volte-face et advienne que pourra !

Il est des Providences contrariantes. Parvenant au bout de ce corridor, où se jouait un drame dont nul autre que moi n’était averti, je dus me rendre à l’évidence : soit elle était dans mon dos, me suivant peut-être du regard avec cette désinvolte curiosité qu’affichent souvent les caissières des grandes surfaces en devinant derrière leur façon d’agir les intentions interlopes de ces maraudeurs à la petite semaine qui ne manquent jamais de finir aux prises avec un vigile à l'allure aussi peu conciliante qu’accorte, soit elle n’était pas de service à sa caisse ce jour-là, affectée à quelque autre poste dans le magasin ou, plus vraisemblablement, ayant pris des jours de congés dont elle avait bien le droit, elle aussi et malgré le tort que cela m’eût causé, de jouir en cette période festive.

Je rebroussai chemin. Je ne sais pas quelle contenance j’adoptai en tournant les talons mais je sais seulement que je fus comme traversé par la flèche fatale d’un archer à la solde de quelque Cupidon machiavélique à l’instant même où, ayant levé la tête vers les premières caisses, je rencontrai son regard en même temps que je la vis. En encaissant le choc de cette volée foudroyante, je compris qu’elle m’avait reconnu. Je sus que, parmi toutes ces silhouettes fugitives apparaissant, se croisant, se chevauchant puis s’effaçant autour de sa caisse comme un grouillant théâtre d’ombres chinoises en représentation permanente, elle m’avait repéré et avait suivi mon manège avant même que j’eusse seulement envisagé que la chose fût possible, tout obnubilé que j’étais par mon désir aveugle.

Etait-ce pour m’accorder un répit ? Son regard se détourna presque immédiatement et je la vis s’affairer à sa besogne, dispensant à son interlocuteur du moment un sourire plein de charme et de douceur. Avançant vers mon ultime combat, comme nanti d’une sérénité ineffable dont la saccade sauvage des battements de mon coeur eût pourtant démenti l’existence, je me pris à rêver que j’en étais la cause. Ce sourire-là, cette lueur d’espoir qu’avait précédé un regard inespéré dont je me plaisais déjà à croire qu’il avait été un possible aveu, me remplit d’une confiance inouïe et je montai au front avec lui en guise de fleur à mon fusil.

Combien de secondes me fallut-il pour parvenir jusqu’à sa caisse ? Je ne me souviens pas que ce temps se soit jamais écoulé. Il passa comme une éternité de conte de fées et lorsque je m’engageai à contresens dans ce « couloir de l’amour » tant attendu, je n’étais plus le même qu’un instant auparavant. J’avais vieilli peut-être de cent ans.

J’eus comme un haut-le-cœur au moment où je me rendis compte que ma conduite n’allait pas manquer de paraître saugrenue voire inconvenante et qu’elle risquait fort de déclencher une embarrassante quoique juste réprobation de la part des clients qui faisaient la queue dans le bon sens et avec la patience qu’il seyait d’affecter en la circonstance. Il était évident que mon salut dépendrait d’elle et qu’il résiderait dans l’assistance qu’elle voudrait bien m’apporter, elle, à qui je confiais notre destin. Sans m’en être vraiment rendu compte, je jouais mon va-tout en un coup de dés tragique et sublime à la fois. Je m’en remettais à elle pour nous ouvrir la voie là où j’avais fait mine de forcer le passage et n’avais plus intérêt, sous peine de me trouver une nouvelle fois dans une posture parfaitement ridicule, à changer de latitude.

Par chance, au moment où j’arrivai à sa hauteur le client avec lequel elle était affairée lorsque nos regards s’étaient rencontrés empochait devant moi son butin convoité et je pus me glisser entre lui et son successeur qui fut si surpris par la soudaineté de mon entremise qu’il ne sut pas faire autre chose qu’opiner à la prière que je lui fis de bien vouloir excuser le grossier empressement avec lequel je l’avais spolié de sa légitime préséance. C’est alors qu’elle daigna me regarder de nouveau. Elle avait bien compris que j’étais venu la voir elle plutôt qu’une autre quelconque et que j’allais, sous quelque prétexte dont il n’importait plus maintenant qu’il fût aussi crédible que convaincant, réclamer un dû de sourires et de regards qui me seraient dédiés. Et voici que malgré mon impéritie, laquelle eut en quelque sorte la mesure du redoutable trou de mémoire qui piège jusqu’au comédien le plus sûr de son fait dans le rôle duquel je m’étais cru capable de n’être pas le misérable bredouilleur que je fus finalement, elle ne se montra pas chiche de ces largesses merveilleuses. Je ne sais pas ce qui me bloqua. Sans doute est-ce que je ne suis pas fait pour les entrées en scène. Je commençai à débiter une histoire invraisemblable dans laquelle il était question de cadeau destiné à quelqu’un d’autre, de souhait d’échange à défaut de remboursement, de ticket de caisse perdu et de je ne sais quelles autres calembredaines. Où étais-je allé chercher tout cela ? Il faut croire que ce fut dans le fol emballement de mon imagination qui s’était sans doute laissé dérouter par la chamade effrénée de mon rythme cardiaque, épuisée par avance et n’ayant d’autre ressource que la divagation dans l’attente d’un secours improbable.

Un ange fût-il descendu du ciel pour me sauver qu’il n’eût pas su prononcer avec plus de douceur les mots qui m’eussent consolé. Elle me répondit avec tant de gentillesse et me sourit avec une telle bienveillance que je parvins à ne pas m’embourber davantage. D’abord, elle se déclara désolée de ne pas pouvoir me venir directement en aide – et je ne puis m’empêcher de croire qu’elle l’était effectivement – puis elle me conseilla de redescendre au rez-de-chaussée afin de m’en remettre aux bons soins d’une certaine Martine qui, officiant derrière la banque d’accueil aménagée à cette intention, n’allait pas manquer de rendre possible cette opération qu’elle n’était pas, elle, habilitée à effectuer. Et moi je pus la remercier, tout bêtement, avant de m’enfuir littéralement pour reprendre mon souffle et gagner un répit nécessaire dans le cours de cette singulière escarmouche amoureuse où j’avais, c’est le moins que l’on puisse dire, lamentablement raté ma première passe.

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