21.

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En posant le pied sur le sol du premier étage, comme livré au combat avec l’exactitude d’une mécanique implacable, j’éprouvai soudain une brève sensation de vertige, sitôt apparue sitôt disparue, qui brisa mon élan. S’agissait-il d’une forme d’avertissement ? Mon corps s’apprêtait-il à me désobéir, décrétant que j’avais trop présagé de mes forces et renâclant à soutenir ma croisade des ardeurs d’une confiance dont j’avais pourtant besoin qu’elle fût, en l’occurrence, aveugle et absolue. Je crus un instant qu’elle allait être suivie d’une défaillance plus notable, que mes jambes allaient cesser de me porter et que je n’eusse à redouter l’évanouissement. Bien entendu, il n’en fut rien. Mais cette crainte absurde – traduction fantasmée d’une alerte qui n’en était pas une – m’avait tout bonnement immobilisé à l’entrée de la lice et je me tenais là, maintenant, entravant ostensiblement l’écoulement nécessaire du flux de consommateurs impatients que l’escalator que je venais d’emprunter s’obstinait à débarquer sans pause sur le palier du premier étage. Une première bousculade me rasséréna. Une seconde me remit en mouvement et la parenthèse de ce doute incapacitant se referma, qui n’avait pas sa place dans le cours épique de cette journée mémorable.

Oublierai-je jamais le tour que prirent les événements dès cette dernière hésitation passée ? S’il fallait le traduire en musique, je crois qu’il prendrait les allures d’une marche héroïque, au rythme débridé, tout en accelerando et en sostenuto. L’attaque ? Une grande exclamation de l’orchestre, à la manière d’une ouverture de Verdi, lancée par des cuivres triomphants et suivie d’une cavalcade soutenue, portée par les cordes et les timbales déchaînées.

La troisième bousculade, ce fut moi qui la provoquai. J’avais littéralement bondi en avant avec le même élan que celui que le skieur de descente doit brusquement imprimer à son corps pour mettre en mouvement la pesanteur massive mais puissante de celui-ci au moment précis où se termine le compte à rebours fatidique. En m’élançant, je manquai de renverser une honorable octogénaire qui avait eu l’imprudence de se trouver en travers de la piste sur laquelle je m’apprêtais à battre je ne sais quel record insensé. Dieu merci, le choc ne fut pas si violent qu’il eût pu l’être car j’avais eu, en temps utile, le réflexe salutaire d’interrompre ma course et c’est un jeune gandin, tout émoustillé par les mirages de l’amour, que cette adorable grand-mère vit arriver sur elle, les bras tendus comme pour des retrouvailles. N’eût été la vitesse avec laquelle je lui fonçai dessus, elle eût pu croire que j’allais l’embrasser ! En vérité, elle n’aura probablement pas eu le temps de croire quoi que ce soit, sans doute pas même celui d’avoir peur. En un instant, nous nous étions retrouvés l’une dans les bras de l’autre, moi l’ayant presque saisie afin de la retenir quand je l’eusse comme je le craignis pendant une fraction de seconde, bousculée trop violemment. Mais un observateur de la scène aurait peut-être eu quelque peine à démêler la fougue la moins précautionneuse de la prévenance la plus attentionnée en regardant cet étrange ballet à quoi ma conduite impétueuse nous avait obligés, malgré elle autant que malgré moi, à nous livrer devant un public heureusement trop soucieux de ses propres affaires pour n’être pas indifférent à celle des autres. Elle fut surprise, bien sûr, par cette rencontre inattendue et cependant je crois qu’elle ne se sera pas vraiment rendu compte de ce qui s’était passé avant que j’eusse, aussi promptement que j’y avais fait mon apparition, disparu de son horizon. En lui adressant un sourire gêné et enjoué tout à la fois, qui traduisait autant de surprise de la trouver dans mes bras que de soulagement de ne l’avoir pas véritablement heurtée, je lui lançai un « pardon... » bientôt suivi d’un « je suis amoureux ! ». Elle n’eut pas un mot de surprise et son esprit – dont je parierais tout l’amour à venir qu’il était encore, malgré son âge, cent fois plus alerte que celui de nombre de mes cadets – devait déjà en avoir accepté l’augure. En guise de réponse, elle me rendit presque simultanément un regard merveilleux de douceur, bienveillant et sublime, pareil à ces attentions maternelles qu’aucun mot n’encombre et qui s’en vont immédiatement inonder le coeur de l’enfant qui les reçoit des bienfaits de cette bonté admirable sourdant naturellement des âmes généreuses.

Je fus à la fois troublé et réconforté par ce regard sans reproche qui m’autorisait à poursuivre ma quête sans plus de justification que cette impertinence que je lui avais servie en guise de laissez-passer. Faut-il que l’amour, non content de soulever des montagnes, soit une voie sacrée que nul obstacle n’est en mesure d’obstruer ? Pour se payer du tort que je lui avais fait, ma victime aurait pu me mettre dans une situation plus qu’embarrassante, provoquant un scandale dans lequel je me fusse noyé, dénonçant ma conduite irresponsable et d’une brusquerie parfaitement inappropriée, appelant à l’empathie de l’assistance et poussant impitoyablement son avantage pour me contraindre à une repentance inconditionnelle et publique. Au lieu de cela, elle fut l’exquise cavalière d’une seconde miraculeuse, suspendue dans le temps de l’amour, au cours de laquelle je reçus d’elle le secourable viatique dans quoi j’allais puiser, quelques instants plus tard, toute l’exaltation qui me serait nécessaire pour venir à bout de cette épreuve insensée.

Je la quittai sans un mot tandis que nos yeux discouraient encore, les siens me souhaitant bonne fortune et les miens se confondant en remerciements sincères.

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