19.

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Je n’oublierai jamais l’antépénultième jour de cette année-là.

Lorsque je me décidai à me lever, ayant peu dormi quoique profondément, à l’heure où le jour commençait à peine de poindre, j’étais nanti d’un courage neuf et, laquelle avait sans doute inconsciemment provoqué mon réveil, d’une impatience extraordinaire. J’étais prêt à affronter un dragon. Et je m’en allais au devant d’un ange...

Il était sept heures du matin, ce vingt-neuf décembre, et pour ne pas arpenter en vain, comme un félin en cage, les deux pièces de mon petit appartement en attendant l’heure d’ouverture du magasin, je sortis de chez moi pour aller affermir ma provision de vaillance sur les sentiers du parc forestier où j’avais coutume d’aller courir, à l’occasion, pour me libérer des tensions accumulées au cours de mes journées trop laborieuses. Je n’avais ni faim ni froid. Je n’avais qu’un but et qu’une idée en tête : la conquérir, elle.

Pour cela, il me fallait réaliser un accostage tout en douceur qui fût exécuté sans approximation, ni trop brusquement ni trop nonchalamment, de telle sorte que la manoeuvre lui parût la chose la plus naturelle du monde en dépit de la nécessaire incongruité dont elle allait forcément, au moment le plus dramatique, être entachée. Deux heures durant, ainsi, dans la froidure cinglante d’un lever de soleil qui me laissait indifférent, je marchais en répétant ma scène, inlassablement, non sans éprouver quelque difficulté à contraindre mon esprit à ne pas divaguer vers des songeries hardies où j’incarnais ce héros de la conquête amoureuse que chacun d’entre nous rêve d’être, chaque fois victorieux et toujours magnanime. Je lui parlais avec aisance, elle me répondait avec grâce. Puisse la réalité s’accorder à nos rêves !

Lorsque je revins à l’appartement, il était presque neuf heures et, comme par enchantement, une faim impérieuse, presque anxieuse, me saisit au moment précis où je rentrai. Cela faisait près d’une semaine que j’avais perdu l’appétit et, n’était la parenthèse du repas de noël où j’avais fait bonne figure, je n’avais plus éprouvé cette délicieuse sensation qui célèbre, par anticipation, la résolution de cet angoissant déséquilibre métabolique qu’est la faim au moment de la première bouchée. Mon pain, ce matin-là, était tartiné d’ambroisie et mon thé n’était rien moins que le nectar. Il fallait bien cela ! Car ma journée promettait d’être plus éprouvante qu’une épopée, qui allait décider de mon avenir sentimental.

Je mis, pour partir, quelque temps approchant celui qu’il faut pour être partis tout à fait à ces distraits de nature, toujours incapables de se souvenir s’ils ont bien tourné la clef dans la serrure en refermant la porte, ou à leurs cousins, les anxieux pathologiques, qui reviennent sur leurs pas, et plutôt deux fois qu’une, pour s’assurer qu’ils ont bien fermé le loquet à double tour. Mais pour ce qui me concerne, il me fallut surtout vérifier que j’avais bien pris le CD – et qu’il s’agissait du bon – avant de m’apercevoir que je m’apprêtais aussi à emporter deux autres des cadeaux que j’avais reçus pour noël !

À dix heures, enfin, je me tenais devant ce grand bâtiment de la Belle Epoque, qui trône au milieu de l’avenue Jean Médecin, dans lequel plusieurs enseignes commerciales s’étaient déjà succédé avant que la dernière en date ne s’y installât à grands frais, affichant ostensiblement ses immodestes ambitions culturelles et mercantiles. Elle avait ainsi déserté, un an auparavant, les exigus espaces qu’elle occupait dans la principale cité marchande de la ville, située à quelques centaines de mètres à peine. Je dois avouer que ce déménagement me réconcilia un tant soit peu avec cette espèce de supermarché de la culture. L’architecture classique du bâtiment, élégante mais épurée, s’accordait davantage avec l’idée que je me faisais d’un lieu dévolu au négoce des biens culturels et le gain de place consécutif au déménagement avait eu pour conséquence une heureuse réorganisation des espaces de vente selon une logique qui permettait au chaland de déambuler plus librement. Il était toujours aussi difficile d’obtenir un conseil – tant les vendeurs se trouvaient en permanence dépassés par le nombre des sollicitations – mais il était en revanche devenu possible de prendre et ses aises et son temps pour jeter son dévolu sur tel ou tel article sans que de constantes bousculades, plus ou moins involontaires, ne nous signifiassent que le lieu de notre station était aussi importun que le moment de notre présence.

L’heure fatidique était arrivée. Il n’était plus temps de reculer et, Dieu merci, je n’en éprouvais aucune envie. Si j’avais seulement pris le temps de considérer la question, j’aurais été effrayé sans doute par la fermeté et la constance de ma détermination. En la matière, cela ne me ressemblait guère mais, a posteriori, je jugerais volontiers que c’est là, dans la fulgurance de l’exception, que se manifeste de la façon la plus probante toute la majesté de la condition humaine. Il était dit que ce jour-là serait mon jour de gloire. Et l’aube de mon tourment...

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