18.

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Je ne le savais pas encore, bien sûr, mais ce soir-là je pris des résolutions qui allaient donner à la route sur laquelle cette histoire improbable m’avait embarqué son tournant le plus significatif. Débordant d’une énergie nouvelle, quasi miraculeuse, j’eus bientôt réhabilité l'hardi plan de bataille, échafaudé trois jours plus tôt, devant l’audace duquel la trompeuse témérité avec laquelle je l’avais pensé s’était bientôt évanouie en un nuage de fumées délétères.

En premier lieu, il me fallut choisir parmi les cadeaux que j’avais reçus celui qui, sur l’autel du sacrifice, allait servir à la réalisation de mes retorses menées. Ce fut en vérité un authentique crève-coeur ! Cette année-là, mon frère et sa petite famille américaine n’avaient pas pu venir passer noël en France. Ainsi, mes virevoltantes nièces absentes de la fête, nous n’avions pas été très nombreux à nous retrouver et, l’exubérante prodigalité de nos cousins du nouveau monde nous ayant été épargnée, le nombre de cadeaux disposés autour du sapin avait été opportunément réduit à la plus raisonnable des mesures. Cependant, même s’il y en avait eu peu, j’avais été gâté par les miens et l’on m’avait offert, en tapant dans le mille, ce que j’aurais certainement choisi de moi-même s’il s’était agi de me faire plaisir à moi-même. Trois de ces présents avaient été achetés là où il me fallait maintenant prétexter vouloir en ramener un. Chacune des trois possibilités m’était également désagréable. J’avais pourtant à faire un choix. Il y avait deux livres – un magnifique ouvrage d’archéologie traitant d’une façon exhaustive des découvertes et des théories sur les prémices de l’écriture ainsi qu’un recueil de récits de Georges Duhamel – et un CD du « King Arthur » de Purcell interprété par l’orchestre des Arts Florissants dirigé par William Christie.

Cette répugnance à choisir pourrait paraître bien incompréhensible, même au plus candide d’entre les hommes, car cet article dont j’allais réclamer le remboursement, bien sûr, il me serait parfaitement loisible d’en refaire moi-même l’acquisition par la suite, qu’il s’agît du jour même ou des jours qui suivraient. Ainsi parle le bon sens. Mais je ne voyais pas, alors, que la chose fût si simple. Peut-être avais-je peur de ne pas pouvoir, en toute discrétion, le racheter dans la foulée, repoussant à un autre jour, situé dans un avenir hypothétique où la pénurie n’eût inopinément pas manqué de survenir, la poursuite de ce dessein à la réalisation rendue incertaine ?

J’arrêtai mon choix sur le CD. Ce fut une sentence prosaïque, trivialement tactique. N’avais-je pas l’impression que, dans la mesure où j’allais lui en réclamer le remboursement dans le seul but de l’approcher à nouveau, il était plus avisé de faire le choix qui eût été le plus proche de son hypothétique assentiment ? Intuitivement, je considérai que c’était celui de mes « trésors » auquel elle eût accordé le moins de valeur si elle avait eu à se prononcer à ma place pour trancher cet intolérable dilemme. Pourquoi ? Je l’ignore. Autant, je pouvais aisément l’imaginer, un pinceau à la main, au milieu d’une ribambelle d’archéologues zélés, époussetant quelque relief d’un festin néandertalien déterré au fond d’une grotte préhistorique, ou bien alors rédigeant avec passion une thèse, définitive et conclusive, sur la littérature française de la première moitié du XXème siècle, autant je ne parvenais pas à me la représenter portée au comble de la félicité en écoutant de la musique classique et moins encore, étrange ostracisme, de la musique baroque.

Était-ce cette juvénilité conquérante qui émanait de sa personne comme si elle eût été la parfaite incarnation de l’éternelle jeunesse qui me faisait accroire cela ? En vérité, je n’étais sans doute pas beaucoup plus vieux qu’elle. Trois ou quatre années, tout au plus, pouvaient nous séparer mais depuis mon plus jeune âge j’avais toujours eu la troublante impression de ne pas vraiment appartenir à ma génération tant mes goûts et mes aspirations m’auront très tôt porté à me réclamer de références, et de valeurs aussi, desquelles nos parents déjà avaient, au cours de leur jeunesse mouvementée, cherché à s’émanciper. Je m’amusais souvent à prétendre que j’étais né avec un siècle de retard. Ainsi, ma passion précoce pour la musique baroque – et tout particulièrement pour Purcell et Haendel – m’avait souvent valu au mieux les indulgents sarcasmes, au pire les méprisants quolibets de la grande majorité de mes camarades de lycée puis, dans une moindre mesure – parce que tempérée par l’indifférence – de mes fréquentations de faculté. Au bout du compte, j’avais certainement à ce point intériorisé et accepté cette dyschronie que j’en étais arrivé à croire que puisque j’aimais passionnément la musique baroque il devait forcément exister une incompatibilité consubstantielle entre les ardents et indociles représentants de ma génération – et a fortiori de celles qui la suivraient – et la vétilleuse et sévère musique baroque qui ne s’écoute qu’avec l’âme et le corps au repos.

Purcell, donc, serait mon alibi. Et c’est sur cet arrêt, le coeur gros de ce sacrifice à venir pour lequel j’éprouvais presque une fébrile culpabilité, que je m’en fus me coucher ce jour-là pour chercher un sommeil qui avait, depuis le soir de noël, commencé de prendre de fâcheuses libertés avec ses lettres de mission. Mais les nuits que j’allais bientôt passer, après mon ultime coup d’éclat, allaient être le théâtre d’une telle débauche de plaidoiries répondant à autant de réquisitoires, l’arène où mille regimbades auraient à esquiver mille estocades, la lice où les assauts de la folie contre la raison m’épuiseraient de conjectures ineptes en pusillanimes résolutions, que je m’en tiendrai là, pour l’heure, dans la description de cette dernière journée avant ce jour fatidique qui allait se lever sur mon existence comme il apparaît soudain à la vigie, brisant la ligne lointaine d’un horizon familier, une terre promise, une Atlantide tant attendue et pourtant appelée à être engloutie par les flots, le jour même de sa découverte.

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