13.

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L’après-midi venue, lorsque je me remis au travail, j’avais pris la résolution de me concentrer sur mon étude en ne laissant cours à aucune distraction et je m’étais lancé dans le déchiffrage – discipline qui requiert, par excellence, la plus parfaite attention et la plus rigoureuse concentration – de deux ou trois Inventions de Bach que je n’avais encore pas vraiment travaillées. J’espérais notamment que trois voix ici ou cinq dièses à la clef là, traditionnelles chausse-trappes de ces petits chefs-d’œuvre contrapuntiques, constitueraient une garantie suffisante et sauraient me contenir dans le chemin que je m’étais tracé.

Je tournais les pages au hasard et m’arrêtais sur telle ou telle Invention. Je commençais par en faire une rapide lecture, sans jouer, et lorsque j’avais à peu près saisi le mouvement de l’ensemble, je me lançais. Pendant un peu moins d’une heure, le subterfuge fonctionna à merveille et je me laissai entraîner par l’enthousiasme de l’exercice. J’étais d’ailleurs assez content de moi car je crois que je ne fis, sur ces premières pages, aucune erreur notable ce qui, en phase de déchiffrage, ne m’était encore sans doute jamais arrivé. Cependant, cette satisfaction, ou bien plutôt la conscience que j’en pris lorsque j’eus fini d’en découdre avec mes partitions, sonna le glas de mes fragiles résolutions. Ce fut, en quelque sorte, comme si l’excitation qui découla de ma performance inopinée me rendait à mes divagations où je la côtoyais déjà, elle, comme une conquête rendue possible, comme une fleur qui s’ouvre. Et qui s’offre.

Que Bach me pardonne les deux heures qui suivirent. Son exemple même – tout pianiste sait combien son écriture relève de la plus stricte des disciplines – et celui de tous les génies de la Création derrière lui n’auraient pas suffi à seulement discipliner les rangs de l’armée qu’il eût fallu déployer ce jour-là pour canaliser ma volonté. Je ne m’appartenais plus. J’étais le jouet d’une exaltante rêverie, dont j’étais tantôt l’acteur, tantôt le spectateur, mais où j’étais ravi chaque fois de la retrouver, idéalisée jusqu’à la caricature, elle que je n’avais pourtant que réussi à perdre, et par deux fois encore, dans le cours tumultueux et cruel de la réalité.

À quel moment me rendis-je compte que j’avais cessé de jouer ? Je ne m’en souviens pas. Et je ne saurais dire combien de temps je restai ainsi, chaque fois que mon esprit s’évadait de mon ouvrage, les mains posées sur le clavier, inertes, et le regard perdu au delà de la portée, à mille lieues de la musique. Ce dont je me souviens, c’est la peur qui me gagna, vers le soir, lorsque je compris le danger insidieux que cette aventure fantasmée – comment qualifier une histoire qui n’existe pas et dont je suis pourtant l’un des protagonistes principaux ? – représentait pour mes études.

Cette peur, sitôt qu’elle fut née, ne me quitta plus. Elle se traduisit par une angoisse sourde, aux contours indéterminés, dont mes nuits allaient dès lors connaître tous les ressorts et toutes les intrigues.

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