12.

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Ce n’est que bien plus tard dans la soirée, lorsque je fus rentré chez moi, la tête reposée et le corps réchappé des abysses, que j’eus le loisir de considérer ce qui eût paru à tout autre que moi un bien maigre butin et me semblait, à moi, un inestimable trésor. Je serais bien incapable de décrire comment se déroula la fin de la scène. Un voile opaque a pris sa place dans ma mémoire et je ne parviens pas, aujourd’hui, à remonter le cours du temps pour en retrouver les détails. Mais cela importe peu. L’épisode le plus déterminant pour la suite de mon histoire a été conté. J’avais presque découvert son prénom. J’avais arraché quelque bribe précieuse à mon rêve insensé et j’allais ainsi pouvoir m’adonner à ma passion idolâtre.

Il me fallut une nuit entière pour remettre de l’ordre dans mes esprits. Inutile de dire qu’elle fut tourmentée, entrecoupée de songes angoissés et de réveils brutaux. Le lendemain matin, après un petit déjeuner d’ascète, j’examinai la situation avec le recul et le calme dont je n’avais pas réussi à m’armer la veille, tout démoralisé que j’étais par ma déroute et ma retraite peu glorieuse. J’avais été ridicule, cela ne faisait aucun doute, et la triste figure que j’avais opposée à ses douces manières m’auraient sans doute condamné à ne jamais rester, à ses yeux, qu’un piteux énergumène si je n’avais pas eu la secrète intuition qu’elle était bien incapable de juger quiconque de la sorte et que rien ne lui était plus étranger que le mépris.

Qu’est-ce qui me faisait accroire cela ? Un héritage d’enfance, certainement, qui m’inclinait à ne concevoir la naissance de la relation amoureuse que comme une suite d’épisodes plus ou moins contrariés mais dont l’issue est toujours et invariablement le plus heureux des épilogues possibles. J’aimais comme aiment les héros des contes. J’étais un prince. Elle était une princesse. Mais pour que nous en vinssions à consommer une destinée par nature si impeccablement déterminée il fallait tout de même qu’il s’y produisît quelques accidents de parcours, sans quoi l’histoire n’eût pas été crédible et je ne l’eusse pas crue moi même.

Toujours est-il que je fus consolé par ces considérations matinales et lorsque je repris mon étude, ce jour-là, avec l’exactitude d’un métronome que l’on vient de remonter, c’est avec une joie et une ferveur inédites que je commençai d’arpéger le clavier de mon piano. Trois heures passèrent ainsi sans que je m’en rendisse compte. Trois heures s’étaient écoulées et j’avais parcouru plusieurs pages de mon Czerni comme j’aurais baguenaudé dans un recueil de valses de Chopin. Trois heures finissaient d’exister et je fus tout surpris d’entendre retentir la canonnade de midi.

Je n’avais pas cessé une minute de penser à elle. Tel un automate d’horlogerie, exact et ponctuel, j’avais récité par cœur mes gammes et mes arpèges tandis que mon âme, comme libérée de l’ingratitude du devoir, s’en était allée flirter avec les anges. Et chacun des anges qu’elle avait rencontrés avait son visage et son sourire si doux. Si bien que, brutalement tiré de mes songes par la détonation du canon de la vieille ville, je me sentis lesté d’une tristesse soudaine et la fatigue, son intraitable corollaire, s’abattit sur moi avec cette opiniâtreté pugnace qui caractérise les fléaux domestiques.

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