10.

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Saura-t-on jamais quels ressorts mystérieux président à nos audaces ou nos renoncements ? Je n’hésitai même pas. En une seconde, j’avais quitté mon rang et pris ma place dans la file d’attente qui s’étirait devant elle. Je ne craignais plus qu’une seule chose. Qu’elle fermât sa caisse ou se fît remplacer le temps d’une pause avant que ne vînt mon tour. Avec inquiétude, j’observais les allées et venues autour de son comptoir. Une collègue l’apostrophait-elle, une autre s’approchait-elle avec l’air dépité de qui s’en retourne à sa croix que simultanément je regimbais intérieurement avant de souffler tout mon soûl, d’apaisement, lorsque le danger s’avérait écarté.

Le temps que dura cette attente – quoiqu’il ne s’écoulât probablement pas plus de dix minutes avant que mon tour ne vînt – me parut interminablement long. Que l’on veuille bien se mettre à ma place un instant et l’on comprendra comme il est possible de céder à semblable illusion. La queue n’avançait pas et j’en venais à imaginer derrière chaque contretemps – lequel survenait tantôt à la suite d’une saisie erronée d’un code de carte bancaire tantôt en raison d’une erreur de lecture optique d’un code-barre récalcitrant – les manœuvres sournoises d’un perfide complot ourdi dans le dessein de nous détourner une fois de plus l’un de l’autre. Le temps prit alors la consistance d’une visqueuse et pesante matière, à peine assez fluide pour que le cours des choses fût empêché de se figer dans la plus débilitante des immobilités.

À chaque client, au moment où l’un cède sa place à l’autre, elle dispensait un sourire, accort mais suffisamment réservé pour qu’il ne prît pas les allures d’une inconvenante familiarité, avant de prononcer un « bonjour » gracieux dans la tonalité duquel je fus ravi de n’entendre pas les accents de cette fausse aménité à quoi oblige trop souvent l’idée que l’employé modèle se fait - et cela d’autant plus qu’il approche du sommet de la hiérarchie - de l’obséquieuse contenance qu’il lui incombe d’adopter face au client-roi. Peut-être n’étais-je pas tout à fait impartial cependant ? Je la voyais pure dans un monde enlaidi par la corruption ; mais je la voyais telle parce que je la désirais ainsi.

Lorsque vint enfin mon tour, je pris l’initiative et je fus, de nous deux, le premier à saluer l’autre d’un « bonjour » dont le ton parvenait à peine à contenir tout ce que je nourrissais d’espoir et de désir en moi. Entendit-elle cela ? Elle me répondit, presque joyeusement, d’une façon qui me sembla trahir une inflexion muette que j’avais ardemment désiré y déceler. Il s’agissait d’une nuance indéfinissable, une modulation dans l’intonation si ténue que de toutes les âmes qui se pressaient ici seule la mienne, tout entière dévouée au transport amoureux, fut à même de l’entendre. Mon âme, ai-je dit, et je ne doute pas que l’on me pardonnera cette grandiloquente affectation tant il est certain que ce discours muet, silencieux et sublime, n’eût jamais rencontré d’écho, n’eût jamais résonné en l’oreille de quiconque s’il ne s’était agi de moi.

J’eus ainsi la délicieuse impression qu’une ineffable connivence venait de naître de cet anecdotique prélude. Et je m’en fus aussitôt guetter sur son visage quelque signe qui m’eût permis de confirmer cette audacieuse conclusion. Nos regards se croisèrent avant qu’elle ne se tournât de nouveau vers le client précédent, lequel était en train de signer le chèque qu’elle venait de faire remplir par une machine destinée à cet usage, pour lui remettre un grand sac en plastique, estampillé de l’acronyme de la maison, dans quoi elle avait glissé ses achats. L’occasion en avait-elle été si brève, je lus tout de même dans ses yeux une sorte de curiosité charmante, intriguée et amusée tout à la fois.

Je posai à mon tour mes livres et mon disque sur son comptoir en prenant soin de donner à chacun de mes gestes la délicate et quiète mesure des manières les plus distinguées tandis qu’elle remerciait puis adressait un aimable « bonne journée ! » à son interlocuteur, lequel s’en fut sans même prendre la peine de lui répondre, tout pressé qu’il était déjà de prendre sa place dans une nouvelle file d’attente constituée devant les tréteaux dressés par les bénévoles de la Croix rouge où d’aimables hôtesses aux mains probablement plus expertes que les siennes se chargeraient d’envelopper ses cadeaux dans cet indispensable papier coloré et décoré de motifs enfantins, tous plus incongrus les uns que les autres, sans quoi noël ne serait pas noël.

Elle se tourna alors vers moi et me dévisagea en m'adressant un regard que je n’oublierai sans doute jamais tant il m’enveloppa de douceur, de délices et de promesses. Sur son visage, un sourire à nul autre pareil avait allumé mille candélabres aux lueurs évanescentes et son expression m’apparut en cet instant comme celle d’un ange descendu du ciel pour me prendre la main et me mener au seuil de la félicité. Aurais-je pu penser alors que cet adorable chérubin serait bientôt la cause des tourments et des affres les plus effroyables qu’il m'eût jamais été donné de traverser ? Si je l’avais seulement pressenti, si j’avais eu la moindre prémonition, je jure que je me serais prudemment gardé de répondre à ce sourire charmeur et que j’aurais passé mon chemin pour m’en retourner incontinent à mes rigoureuses études et à leur discipline féroce mais ô combien rassurante.

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